Les très riches heures de Fleury


Là où l'historien Camille Jullian situait l'ombilic des Gaules, se trouvait une villa gallo-romaine dont le propriétaire (Florus ou Florius?) donna peut-être son nom au site: Fleury. C'est dans cette zone que se rejoignaient les frontières imprécises des territoires des Wisigoths d'Aquitaine, des Burgondes et des Francs (puisque Clovis s'était emparé en 486 du dernier royaume romain de Gaule, le royaume de Syagrius).

En
640, sous la régence de la reine Nanthilde, mère de Clovis II âgé de 6 ans, Léodebod, négociant d'origine franque, échange sa terre d'Attigny, située sur l'Aisne en Austrasie contre l'agrum Floriacum (Fleury) qui appartient au domaine royal.

En
651, Léodebod, devenu abbé de Saint-Aignan d'Orléans, installe à Fleury une communauté monastique observant la règle de saint Benoît: l'abbaye Sainte-Marie. Il fonde également une église paroissiale, Saint-Pierre, aujourd'hui disparue.

Vers
660, constatant que les reliques de saint Benoît sont laissées à l'abandon dans les ruines du Mont Cassin., l'abbé Mummolus (632-663) envoie en expédition quelques moines pour les recueillir et les apporter à Fleury dans l'église Saint-Pierre. A la suite d'une vision, il fait transférer les reliques dans l'abbatiale Sainte-Marie qui est alors agrandie ou reconstruite. Dès lors, le monastère prend le nom de Saint-Benoît.



Des sarcophages mérovingiens des VIIe et VIIIe siècles ont été retrouvés dans le sanctuaire, montrant que des personnages importants ont cherché à se faire ensevelir près des reliques de saint Benoît.

En
750, toujours aussi peu confiants dans leurs frères italiens, malgré les pressions du pape Zacharie et de Pépin le Bref, les moines de Fleury refusent de restituer les reliques de leur saint patron. Position courageuse, car deux frères de Pépin s'étaient déplacés à Fleury pour appuyer la requête: Carloman, moine au Mont Cassin, et Rémi, évêque de Rouen. Les bénédictins de Fleury se mirent en prière, et Rémi, frappé de cécité, renonça à sa mission. Il devenait quelque peu monotone, dans la « légende dorée », de rencontrer des aveugles recouvrant miraculeusement la vue,- aussi, qu'un évêque la perde grâce à l'intercession d'un saint introduit un peu de piquant dans les récits.

En
803, Théodulf, évêque d'Orléans, théologien, poète, conseiller de Charlemagne, devient abbé de Fleury et y crée une école qui deviendra un centre intellectuel majeur dans la Chrétienté. A peu de distance de là, à Germigny, il fait construire sa villa d'été, dont il reste l'oratoire, hélas très remanié. A cette époque, la basilique n'est probablement qu'un bâtiment en colombage couvert de chaume, facilement détruite par les incendies, et aussi aisément reconstruite.

Au cours du
IXe siècle, l'abbaye est ravagée à plusieurs reprises par les Normands, mais les moines parviennent toujours à sauver les reliques de saint Benoît.

Pendant l'abbatiat de Lambert (
907-925), sous la conduite de leur chef Rainaldus, les Normands occupent à nouveau l'abbaye avec la délicatesse qu'on imagine. Au XIe siècle, le moine Aimoin de Fleury raconte dans les Miracula Sancti Benedicti (II, 2) que saint Benoît serait alors apparu la nuit au barbare, lui aurait donné un bon coup de crosse sur la tête et lui aurait prédit sa mort prochaine. Epouvanté, le Normand partit aussitôt pour aller mourir dans son pays, à Rouen. Aimoin ajoute que, pour garder le souvenir de ce miracle, les habitants de Fleury ont fait graver le visage de Rainaldus « en haut du mur nord de l'abbaye Sainte-Marie ». Il s'agit très probablement du visage que l'on voit dans le mur ouest du transept nord de l'abbatiale actuelle. Brachycéphale, joufflu, moustachu, le barbare a le front ridé, comme plissé par l'écarquillement de ses yeux épouvantés. Huit trous sont percés dans son visage: les yeux, les oreilles, le nez, mais aussi, curieusement, deux trous sur les joues. Le style de cette pierre, gravée plutôt que sculptée, permet de la dater du milieu du IXe siècle, mais certains pensent qu'il s'agit d'une copie datant du début du XIIe siècle..

C'est de cette époque que date la fête de l'Illation de saint Benoît (le 4 décembre). Pendant que Rainaldus se divertissait en détruisant ce qu'il pouvait à Fleury, on avait confié les reliques de saint Benoît aux moines de Saint-Aignan d'Orléans. S'étaient-ils pieusement attachés aux restes de l'abbé du mont Cassin? Etaient-ils intéressés par les dons que pouvaient attirer d'aussi célèbres reliques? Nul ne sait. Le mieux était encore de demander son avis à saint-Benoît lui-même. La châsse fut placée sur une barque qui, une fois détachée, remonta le courant de la Loire jusqu'à Fleury le 4 décembre. Tel est le récit que fait Aimoin de l'
Illatio sancti Benedicti.

En
930, saint Odon de Cluny réforme l'abbaye de Fleury.

En
952, un évêque breton, Mabbon, se retire à Cluny et y apporte les reliques de saint Pol Aurélien (saint Pol de Léon), qui sont placées près de celles de saint Benoît. Certes, en n'arrivant pas les mains vides, il montrait qu'il avait de bonnes manières, mais, à terme, ce ne fut pas un bon plan, car en 1562 les huguenots, qui, eux, manquaient totalement de savoir-vivre, brûlèrent allègrement les reliques de Pol Aurélien en y ajoutant celles de quelques autres saints (Frogent, Maur et Sébastien) pour faire bon poids. Seuls les reliques de saint Benoît furent sauvées.

En
988, saint Abbon, savant, juriste, écrivain, grand théologien et diplomate, devient abbé de Fleury. Durant son abbatiat, Fleury devient plus encore un centre intellectuel bénédictin prestigieux. On lui doit peut-être la crypte de saint Mommole, située sous la sacristie. Il est resté célèbre pour avoir toujours défendu la liberté monastique face au pouvoir royal et épiscopal: les moines ne relèvent, selon Abbon, que du pape. Dans sa conception tripartite de la société, l'ordre monastique prime sur les autres. Il s'oppose notamment à Hugues Capet. Après la mort de ce dernier en 996, il devient conseiller de son fils Robert II le Pieux.

En
1004, alors qu'il se trouve près de Bordeaux, à l'abbaye de La Réole, pour la réformer, il veut s'interposer dans un conflit entre Français et Gascons et est assassiné d'un coup de lance.

1004-1030: abbatiat de Gauzlin, futur archevêque de Bourges et fils naturel d'Hugues Capet. Gauzlin lance le projet grandiose de la tour de l'abbaye. C'est lui qui aurait fait venir d'Italie le dallage de marbre en opus sectile, c'est-à-dire en plaquettes colorées et découpées, datant du IVe ou Ve siècle. Ce dallage fut réinstallé au début du XIIe siècle dans la basilique actuelle. En 1957-1958, après avoir délivré l'abbatiale des grands escaliers et de l'autel monumental édifiés par les mauristes au XVIIe siècle, les architectes des Monuments Historiques tentèrent de réinstaller le dallage tel qu'il était au XIIe siècle, mais sans certitude, car il n'en restait aucun dessin.

En
1026, un incendie détruit l'abbatiale Sainte-Marie de Fleury. Gauzlin en entreprend la reconstruction. L'abbé fait venir d'Italie un peintre nommé Nivard pour représenter des scènes de l'Apocalypse sur les murs intérieurs de l'église.

En
1067, l'abbé Guillaume décide de faire reconstruire une nouvelle église. Le pavement en opus sectile est relevé et disposé autour du nouvel autel majeur. La crypte et le chœur seront consacrés en 1108 par les évêques d'Orléans et d'Auxerre, en présence de Louis VI le Gros. Le roi Philippe Ier, mort cette même année, y est inhumé le 2 août, selon sa volonté..

En
1130, Fleury connaît des heures glorieuses lorsqu'a lieu, dans ses murs, l'entrevue du pape Innocent II, de saint Bernard de Clairvaux et de Louis VI le Gros.

En
1150 la nef est commencée au cours de l'abbatiat de Macaire, qui contribue à doter l'abbaye d'une très riche bibliothèque.
La nef est achevée en
1218 et consacrée le 26 octobre de cette même année.

Les
XIVe et XVe siècles seront ponctués de malheurs pour l'abbaye dont les domaines seront plusieurs fois ravagés.

En
1429, Jeanne d'Arc vient prier avec le dauphin Charles sur les reliques de saint Benoît.

En
1535, Antoine Duprat, abbé commandataire de Saint-Benoît, a la malencontreuse idée de remplacer l'autel roman par un autel Renaissance entouré de fleurs de lys, d'armoiries, de soieries et autres colifichets, dont une colonne de cuivre fortement ouvragée. On ne sait jusqu'où serait allé Antoine Duprat si Dieu n'avait pas décidé de mettre fin au plus vite à ses voltiges esthétiques en rappelant à lui l'humble évêque de Valence, d'Albi et archevêque de Sens, chancelier de France et de Bretagne, cardinal et légat pontifical, dès le 9 juillet 1535.

1562: le fils de Gaspard de Coligny, Odet, cardinal de Châtillon, abbé de Vézelay et de Fleury, se convertit au protestantisme, se marie... et, bien entendu, conserve les bénéfices de ses abbayes qui alimentent ainsi le trésor de guerre des Protestants. Les trésors de l'abbaye – calices, croix, reliquaires, y compris la châsse de saint Benoît datée de 1207 – sont envoyés à Orléans et fondus. Le prieur Antoine Foubert réussit à sauver de justesse les reliques de saint Benoît. Pierre Daniel, avocat à Orléans et fils du bailli de Saint-Benoît, parvint à sauver une partie de la bibliothèque en négociant avec les calvinistes. Ces ouvrages se trouvent actuellement à Berne et à la Vaticane.

1569: Louis II de Lorraine, un des quatre cardinaux de la maison de Guise, succède à Odet de Coligny. Son assassinat à Blois en 1588, au lendemain de celui de son frère le Balafré, vaudra à Henri III l'excommunication par le pape Sixte-Quint.

De toute façon, les Coligny étaient impatients, et dès
1571, ils avaient réinstallé à Fleury un abbé commandataire dévoué à leur cause, Paul du Mesnil... dont l'abbatiat ne dura qu'un an!

Sous l'abbatiat de Jacques Le Ber, à partir de
1606, abbé confidentiaire de Maximilien de Béthune, duc de Sully, on procède enfin à d'importantes réparations.

Le cardinal de Richelieu devient, en
1621, bénéficiaire de l'abbaye où il introduit la réforme de Saint-Maur en 1627. Les mauristes aiment la propreté: ils nettoient à la chaux les peintures romanes de telle façon que seules demeurent quelques traces de couleurs dans les rainures des chapiteaux. Trouvant alors l'église soudain trop sobre, et pour se montrer un peu festifs à l'occasion du millénaire de la Translation des reliques de saint Benoît ils édifient un monumental autel dans l'abside, noyant dans des extravagances baroques la vue sur le déambulatoire roman. La châsse de saint Benoît fut placée dans ce gigantesque gâteau de calcaire blanc, marbre noir et porphyre rouge. Le pavement de l'abbé Gauzlin fut démonté et réparti sur les marches de l'escalier menant à l'autel.

La crypte est abandonnée et murée en
1633. Sans doute n'incitait-elle pas à la prière et à la méditation... tandis que les grandes orgues et la tribune de pierre construite en 1703... Il fallait surtout y construire un mur de soutènement afin de supporter la merveille qui pesait au-dessus.

1712: le frère bénédictin et architecte Guillaume de la Tremblaye entreprend la construction de somptueux bâtiments conventuels.

En
1771, les archevêques de Bourges deviennent de droit abbés de Saint-Benoît.

1790: les mauristes sont chassés, l'église et le monastère deviennent « biens nationaux ».

1796: les bâtiments conventuels sont vendus, ce qui ne rapporte pas grand chose à la Nation car l'acheteur paie en assignats! Il procède à leur démolition jusqu'aux fondations, à l'exception du petit bâtiment affecté à la librairie et à l'hôtellerie..

1797-1807: L'abbatiale est vendue (encore pour une somme en assignats), mais sous l'Empire, la population obtient l'annulation du marché et l'église devient église paroissiale.

En
1826, l'évêque d'Orléans, Mgr Brumauld de Beauregard, fait paraître des études et des dessins, préparant ainsi le classement de l'église et l'oeuvre de restauration qu'entreprendra Mérimée.

1840: Commencement de la restauration de l'abbatiale. Les murs lézardés sont consolidés, les voûtes refaites. Les travaux dureront en fait un siècle et demi.

1847: commencement de la restauration de la tour Gauzlin. Les chapiteaux manquants (surtout au nord où s'était appuyé le logis abbatial) sont remplacés par des blocs à peine épannelés. Aujourd'hui, des chapiteaux inspirés d'œuvres romanes ont pris leur place. Les ouvertures sont recréées à partir d'arcs encore visibles.

En
1860, l'architecte Millet décide de dégager la crypte. Pour cela, il réussit à convaincre la commune et la paroisse de vendre le « mausolée » construit par les mauristes. La partie haute fut rachetée en 1923 pour en faire le monument aux morts de la guerre curieusement installé dans le transept sud.

1864: Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans, confie la paroisse et les reliques de saint Benoît aux bénédictins de la Pierre-qui-Vire, monastère fondé en 1850 par le Révérend Père Muard.

En
1866 la crypte est dégagée, le déambulatoire refait en pierres de Château-Landon. Les travaux se poursuivent dans toute l'église. Beaucoup de chapiteaux très endommagés sont sculptés à l'identique.

1900: les bénédictins sont chassés et l'abbaye retourne au diocèse d'Orléans.

1944: des moines de la Pierre-qui-Vire reviennent à Saint-Benoît et partagent l'église avec la paroisse. Ils reconstituent les chapiteaux originaux dont les débris abandonnés ont été retrouvés.

Le
11 juillet 1949, Pie XII érige l'abbatiale en basilique mineure.

En
1954, l'évêque d'Orléans remet la paroisse aux bénédictins. La construction d'un nouveau monastère est entreprise.

Fin XXe siècle et début XXIe siècle: grands travaux de restauration et de nettoyage à l'extérieur.

En
1996: découverte, au revers du linteau du portail gothique nord, d'une sculpture de linteau roman inachevé. Daté de 1140, il permet de suivre les étapes du travail des sculpteurs romans. Les spécialistes le considèrent comme un document exceptionnel.

Michel Claveyrolas

POUR ALLER PLUS LOIN
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Bibliographie

Moines de Fleury, La basilique de Saint-Benoît-sur-Loire, Création Wadoux, 2008
Val de Loire roman, Zodiaque, 1956
Val de Loire roman, Touraine romane, Zodiaque, 2e édition, 1965
Dom Claude Jean-Nesmy, Saint-Benoît-sur-Loire, Les Travaux des mois n° 7, Zodiaque, 1972
Gérard de Champeaux et dom Sébastien Sterckx, Introduction au monde des symboles, Zodiaque, 1966
Olivier Beigbeder, Lexique des symboles, Zodiaque, 1969
Marc Thoumieu, Dictionnaire d'iconographie romane, 2e édition, Zodiaque, 1996
Dom Melchior de Vogüe, dom Jean Neufville, Glossaire des termes techniques, 4e édition revue et corrigée par Raymond Oursel, Zodiaque, 1989
Henri Focillon, L'art des sculpteurs romans, nouvelle édition, P.U.F., 1964
Eliane Vergnolle, Saint-Benoît-sur-Loire et la sculpture du XIe siècle, Picard, 1985
Marie-Madeleine Davy, Initiation à la symbolique romane, Flammarion, 1964

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