La vie des pierres et des hommes
des XII - XVe siècles :
d'émouvants vestiges claustraux
dans l'esprit de Cîteaux en Poitou

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Cette grande construction de deux étages présente une architecture en forme de H avec un noyau central, datant de la fin du XVIIIe siècle, flanqué aux extrémités par deux ailes en débord. Les salles voûtées et les cheminées médiévales de ces deux extrémités du bâtiment indiquent que ces ailes sont plus anciennes que le bâtiment central.
C'est la galerie subsistante de son ancien cloître ( XIIe-XVe siècles ), intégrée dans cette grande demeure, qui est classée monument historique ( arrêté du 27 juin 1967 ). C'est parce que ces vestiges architecturaux claustraux sont des témoins en Poitou de l'esprit cistercien qu'ils retiennent ici notre attention.



Bref retour préalable
sur l'esprit de l'art de bâtir cistercien ___________

De Cîteaux, en Bourgogne, lieu d'implantation couvert de roseaux ( cistel ) de sa première abbaye, le mouvement cistercien essaime dans la plupart des régions. Ce nouvel ordre religieux prône un retour à une application stricte de la règle instituée par saint Benoît au VIe siècle. Sous l'impulsion de ses premiers abbés, et en particulier de l'un d'eux, Bernard de Clairvaux, les premiers cisterciens restaurent une vie monastique qu'ils veulent loin du monde et plus près de Dieu. Leurs établissements sont implantés dans des sites retirés afin de se mettre essentiellement en recherche de Dieu et créer des lieux de recueillement et de prière, bref des espaces de spiritualité.
** Cîteaux représente l'une des plus rigoureuses quêtes de perfection. Fondé en 1098 par Robert de Molesmes, c'est avec
saint Bernard que l'ordre va connaître son ascension. Les membres de cet ordre religieux voulurent s'en tenir au strict nécessaire, renoncer aux satisfactions sensibles et vivre pauvres avec le Christ pauvre. Les moines blancs entendent revenir radicalement à une interprétation stricte de la Règle édictée par saint Benoît au VIe siècle. Le recours au travail manuel devait assurer leur indépendance économique.
** Lorsqu'on parle d'art cistercien il s'agit essentiellement d'architecture non pas qu'il y ait à proprement parler une architecture spécifique mais parce qu'en appliquant leurs principes directeurs les cisterciens réussirent à donner à leurs constructions un caractère de simplicité et de dépouillement. Ainsi l'esprit de l'art de bâtir de Cîteaux ne se réduit pas à des formules techniques mais se caractérise par " la capacité de créer un espace en adéquation avec la spiritualité d'un ordre qui applique la règle de Benoît dans sa rigueur et sa rectitude, l'épure des formes en écho à l'ascèse, sans autre article que le jeu de la lumière et la pureté des matériaux " (
Leroux-Dhuys Jean-François, 2008, p. 40 ).
C'est dire que l'art de bâtir des moines blancs se définit non pas tant par des inventions de structures, de plans ou de formes que par l'esprit dans lequel ces structures, plans ou formes se virent utilisés. Les proportions de ces édifices, les structures et les formes sont romanes. Mais en revanche ce qui est novateur c'est l'esprit qui anime ces monuments, jusque dans le moindre détail. Il marque un refus de l'ostentatoire, un dépouillement volontaire, que peu d'ordres religieux ont revendiqué à ce point. Saint Bernard et les cisterciens posent la question de l'esthétique en tant que telle et entendent pousser le renoncement sur le domaine de l'art, dans lequel l'abbé de Clairvaux, dans l'Apologie, ne veut voir qu'une source de dépenses superflues et de vaines et absurdes distractions qui " en captant le regard de ceux qui prient, sont un obstacle à leur piété ". Et encore à propos de la décoration des cloîtres il déclare : " il y a tant et tant de choses variées qu'on se laisse aller plus volontiers à lire sur les pierres que dans les livres, et à passer tout le jour à admirer tout cela qu'à méditer la loi de Dieu " (
Père M. A. Dimier, 1962, p.34-35 ).
On le voit c'est un véritable pamphlet prononcé contre Cluny. Que toutes ces productions de l'art puissent aider la ferveur des simples fidèles, l'abbé de Clairvaux le reconnaît, mais elles ne cadrent pas avec la pureté de l'état monastique de ceux qui ont fait avant tout le choix de la contemplation des choses de Dieu en faisant vœu de pauvreté et en renonçant au superflu. Les ornements sensibles ne sont pas seulement inutiles pour des hommes spirituels, mais encore ils ne peuvent que les distraire dans leur prière et leur contemplation.
C'est cette
interprétation stricte de la Règle que les cisterciens vont s'efforcer d'appliquer dans l'art de bâtir pour permettre aux moines " d'atteindre et de trouver Dieu, l'Unique Nécessaire, dans le silence et la composition de la forme pure, idéale et linéaire, émondée de toute superfluité. Aux bénédictins, les vastes et splendides horizons d'un été multicolore, resplendissant de paillettes, sonore de fanfares, où l'âme se dilate, mais parfois se disperse et se perd ; à Cîteaux, la monochromie coupante comme un cristal brut, et immatérielle, d'une alpe de neige" ( Raymond Oursel, 1978, p. 12 ).
L'art de bâtir cistercien se voulait tout entier ordonné, par sa simplicité, sa pauvreté et son dépouillement à créer le milieu le plus propice au recueillement et à la prière. Les abbayes cisterciennes vont donc témoigner dans leurs pierres de ces valeurs, de pureté et de spiritualité. Simplicité et sobriété architecturales priment, et tout décor superflu est banni. Fonctionnalité et rigueur sont associées à un élan spirituel qui se traduit par une grande maîtrise des lignes, des volumes et de la lumière.
Au final,
Dom Angelico Surchamp pourra dire que " le dépouillement volontaire de Cîteaux laisse deviner l'art gothique le fait est sensible dans l'architecture où la taille des pierres, par sa rigueur, sa froideur, abandonne la bonne franquette romane en refusant la figuration, la sculpture se tourne vers le décor floral qui sera celui de l'art gothique " (1962, p.17-29 ).
L'ascèse revendiquée par saint Bernard s'opposait à la magnificence de nombre d'établissements clunisiens. Les principes constructifs de l'abbé de Clairvaux inspirèrent la simplicité dans toutes les expressions de l'art tant dans les enluminures des manuscrits qui devinrent monochromes, que dans l'édification des abbayes, monastères, celliers, granges, moulins.

L'aile claustrale subsistante
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Comme on le sait le cloître constitue le cœur du monastère car il fait le lien entre l'église abbatiale et les bâtiments de la vie communautaire qui s'ordonnent autour de lui. Il est est le carrefour de la vie quotidienne des moines ; les galeries permettent d'accéder à tous les lieux réguliers.C'est aussi l'espace où les moines se recueillent, méditent, lisent et déambulent toujours en silence dans les moments vacants entre les offices et les temps de travail. Ces galeries permettent ainsi l'approfondissement de la foi dans la lecture ou le retour sur soi-même dans la méditation.
A Bonnevaux seule une aile demeure intégrée dans les constructions ultérieures.



La galerie est rythmée au centre par trois séries de petites arcades en plein cintre ; de part et d'autre de cet ensemble deux groupes d'arcades sont observés.


Les arcatures en plein cintre sont supportées par des colonnes jumelées et piliers carrés



Les colonnes accouplées possèdent un fût droit.


Des motifs d'une grande sobriété décorent les bases de colonnes ; elles sont annelées.

Les colonnes elles-mêmes reposent sur des socles moulurés.


D'une arcade à l'autre les chapiteaux jumeaux disposent d' un tailloir commun.

Les chapiteaux, sobrement ornés, sont différents d'une arcade à l'autre. Ici motifs végétaux.

Aux XII et XIIIe siècles le style cistercien s'affirme par la pureté des lignes et la simplicité de l'ornementation.


Comparée à la richesse de l'ornementation clunisienne la décoration architecturale cistercienne apparaît d'une grande sobriété :feuillages stylisés, volutes.


Simplicité des motifs décoratifs : dents de scie et dents de loup.


La galerie est couverte d'une voûte soutenue par des croisées d'ogives.


Nervures et clé d'une croisée d'ogives.
Porte : les principes d'austérité et de pureté qui ont présidé aux premières constructions se sont altérés ; nous sommes au XV e siècle déjà loin des idéaux des premiers cisterciens…





Un motif décoratif de feuillages agrémente les culs-de-lampe qui reçoivent les voûtes.


Belles porte d'entrée et fenêtre en plein cintre ; arcs moulurés aux ornements qui restent discrets.


Au cours des siècles l'idée cistercienne s'est amollie et a fini par disparaître comme en témoigne cet élément architectural tardivement réalisé
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Une fleur de lys orne les carrelages mis en place lorsque l'édifice fut transformé en château.


Curieusement une fleur de lys analogue se trouve sur le tympan trilobé et mouluré d'une porte de l'ancienne abbaye cistercienne de Valence, Vienne…


Ne quittons pas ces vénérables pierres sans observer l'élégance de certaines lucarnes bien sûr d'un autre âge. Leur linteau curviligne, en arc segmentaire, est surmonté de moulures en saillie formant une très légère corniche. Le linteau repose sur deux jambages moulurés. Les joues de la lucarne, en accord avec l'ensemble de la toiture, sont couvertes d'ardoises.



Une vue rapprochée montre que l'on est en présence d'une variante du linteau cintré dite lucarne en chapeau de gendarme. Les extrémités du linteau qui prennent appui sur le jambage sont droites alors que la partie centrale est incurvée. Cette double courbure très allongée, évoque le bicorne, modèle de couvre-chef masculin à deux " cornes " d'une époque.

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