LE GRAND PASSAGE

Extrait du Jugement dernier, retable de la cathédrale gothique St Just et St Pasteur de Narbonne ( Aude ).

La mort appartient deux fois à l'homme : en tant que membre de l'espèce humaine et en tant qu'individu singulier. La mort n'est pas seulement un évènement susceptible d'être enregistré, comptabilisé, étudié, c'est aussi la fin d'une aventure personnelle.

La mort est naturelle. Parce qu'il est dans la nature et qu'il en fait partie l'être humain doit un jour ou l'autre biologiquement finir. Pour autant, c'est en tant qu'agression, violence subie que la mort est éminemment perçue : elle constitue l'arrachement ultime de l'individu qui voudrait ne pas mourir. A l'homme qui s'identifie à son " avoir ", le trépas enlève tout, il n'est plus rien ; la mort est ici rupture absolue au monde.

La mort est générale, mais elle est aussi singulière. La mort abstaite de l'homme en général atteint l'individu dans sa définition générique. Il s'agit de la mort des autres, la mort lointaine, impersonnelle, la mort enregistrée par les services de l'état civil, étudiée par la démographie, envisagée par le droit des successions. C'est aussi la mort qui fait la une des médias, soit violente ou spectaculaire (catastrophes naturelles ou accidentelles, guerres, famines ), soit relative à une personnalité.
Par opposition à la mort anonyme, d'intérêt statistique, démographique, juridique ou médiatique, il y a la mort intime, celle qui atteint les proches et qui concernera chacun d'entre nous inéluctablement un jour. Il s'agit de la mort qui touche une personne singulière avec son histoire, sa profondeur : la mort des proches ou " en deuxième personne " , la mort de soi ou en " première personne " par opposition à la "mort en troisième personne ", en adoptant le vocabulaire de Vladimir Jankélévitch ( 1977, p. 23 ). C'est la mort qui atteint une personne en tant qu'être unique, le jour où elle est amenée à couler sans espoir de refaire surface. C'est la mort qui atteint un être cher ; on souhaiterait ardemment qu'il soit épargné et, cependant, on sait bien qu'il ne peut en être exempté. La mort ne laisse jamais indifférent lorsqu'il existait des relations d'amitié, d'amour ou de parenté. La mort s'étend à tout et à tous. Si elle est le lot de tout ce qui vit, elle est aussi toujours ressentie comme unique. L'épreuve du trépas est incommunicable. Nous ne connaissons que le décès des autres, le contact d'une main qui ne serrera plus ou d'un front refroidi à jamais.

L'homme par sa mort se trouve soustrait au temps. Il quitte à jamais le présent pour entrer dans le passé. C'est la fin d'une histoire personnelle, la rupture d'une certaine union de l'être humain avec les personnes aimées, avec son propre corps. La personne qui disparaît sait qu'après elle le temps continuera et que non seulement sa dépouille sera détruite mais que son souvenir même s'estompera rapidement. Les vivants continueront à s'émerveiller des levers et couchers de soleil, ainsi que des transformations saisonnières de la nature - quel bonheur ! - mais elle ne pourra plus s'en émouvoir. Le trépas est ce qu'il y a de plus difficilement assimilable et pourtant la philosophie existentielle définit l'homme comme " un être pour la mort " . Faire de la mort un évènement humain par excellence, c'est dire qu'elle n'est pas seulement l'acte ultime de la vie, mais qu'elle donne son sens plénier à l'existence individuelle. C'est en affrontant avec lucidité sa condition mortelle que l'homme s'accomplit véritablement et qu'il construit son aventure personnelle. L'être humain a beau escamoter dans son comportement quotidien ce qui lui rappelle l'acte final de la vie, il n'en reste pas moins en tension continue avec la mort, avec sa propre mort. Chacun doit se réaliser pleinement dans le temps qu'il lui est donné de vivre. Acte dernier de la vie, la mort en est aussi en quelque sorte le couronnement : l'homme se définit par ce qu'il a accompli tant dans le monde qu'en lui-même, ou par ce qu'il aura voulu être, par l'orientation qu'il aura donné à sa vie : degré de repli sur soi ou d'ouverture aux autres.

La mort éminemment imprévisible. A l'inéluctabilité de la mort s'oppose l'incertitude de la date de l'évènement. Cet acte dernier est généralement ressenti comme prématuré même chez les personnes les plus âgées qui commencent à apercevoir le bout de la trajectoire vitale. Chez les plus jeunes, pleins de désirs et d'ambitions, la mort tient peu de place : elle semble un évènement bien lointain, les joies de l'existence leur paraissent normales. S'ils sont emportés dans le fleur de l'âge, sans avoir atteint l'automne de leur vie, leur disparition sera d'autant plus ressentie avec un sentiment de profonde injustice et de sourde révolte. Seuls ceux qui sont confrontés en continu à la souffrance et à la mort, parce qu'ils sont atteints de maladies génétiques, par exemple, savent vraiment apprécier le bonheur de vivre lors des répits de leur maladie. De la même façon, pour la personne dans la force de l'âge, la tête pleine de projets, l'acte-limite de la vie arrivera de la même façon encore trop tôt. Aujourd'hui, une vieillesse tardive et sans dégradation semble être un état normal, même si beaucoup n'y parviennent pas...

L'inégalité sociale devant la mort. L'égalité de tous les hommes devant cette tragédie biologique ne doit pas occulter la réalité de l'inégalité sociale devant la mort. Lers inégalités devant la mort sont des inégalités devant la vie. La mortalité différentielle en fonction du milieu social révèle l'existence de risques différents devant la mort suivant la catégorie socioprofessionnelle d'appartenance, ce risque allant croissant dans les groupes défavorisés. A soixante ans, l'espérance de vie d'un cadre est supérieure de dix ans à celle d'un manoeuvre. Les possibilités de durée de vie des différentes catégories sociales ne sont pas les mêmes selon les conditions de revenu et de niveau de vie, les conditions de travail et de statut, voire en fonction de l'attitude même devant la maladie. Malgré des conditions de travail physiquement moins pénibles, l'inégalité sociale devant la mort dans les trois dernières décennies n'a pas évolué depuis les années 1970 (Haut comité de la santé publique, 2002 ). Non seulement l'espérance de vie n'est pas la même entre les hommes, mais la vie des puissants peut faire l'objet de soins médicaux plus poussés que celle des gens ordinaires ; les agonies de Salazar et de Franco l'ont montré à l'évidence. Les individus ne sont pleinement humains qu'en société, mais cette existence sociale est étroitement dépendante du corps, de ses forces et de ses faiblesses tout autant que de l'environnement dans lequel il se meut. L'inégalité fondamentale entre les êtres humains c'est également et surtout celle des corps socialement situés.

Enfin, la mort peut être lente ou brutale, douce ou atroce, acceptée ou refusée. Par opposition à la mort soudaine qui intervient brusquement à l'improviste, sans que l'individu y soit préparé ( accident, attentat, crise cardiaque ), la mort lente advient après une agonie plus ou moins interminable à la suite d'une longue maladie, un coma prolongé, un acharnement thérapeutique, une dégradation irréversible due à la vieillesse. Dans ce cas l'existence est devenue un lent naufrage ; l'individu, emporté par une irrésistible lame de fond, ne peut pas reprendre pied. Il y a ceux qui connaissent une mort très douce comme une bougie qui s'éteint et ne se voient pas mourir ; leur mort ressort d'une graduelle immersion dans le sommeil. Il y a les morts difficiles à affronter de ceux qui partent après de multiples souffrances ; ils éprouvent douloureusement le passage de la condition de vivants à l'état de défunts.
Il y a des morts acceptées, voire désirées par des personnes ne supportant plus leurs souffrances physiques ou psychologiques. Le corps exténué opère une sorte de reddition et tend à réclamer la cessation des souffrances endurées, fusse au prix d'une délivrance sans espoir. Il y a les morts vécues dans la colère et la révolte dans le cas des personnes décimées dans la force de l'âge ou fauchées dans la prime jeunesse.
Lorsque le lien ténu qui rattache à la vie est près de se rompre plusieurs attitudes sont possibles. Il y a ceux qui se tournent encore vers les autres auxquels ils donnent leurs ultimes conseils. Il y a ceux qui éprouvent avec force la solitude radicale dans laquelle ils se trouvent. " On vit seul comme on meurt seul, les autres n'y font rien", disait déjà Pascal. Le moribond perçoit les membres de sa famille impuissants comme des gens qui connaissent le dessous des cartes ; il s'enfonce alors dans sa souffrance et son angoisse pendant que ses proches, malgré leurs marques d'affection, ne savent plus vraiment comment communiquer avec lui.

Au total, il y a les morts abstraites d'autrui qui peuvent faire l'objet de catégorisation et la mort concrètement vécue, un jour du temps, par l'être humain singulier.