REFLUX OU NOUVELLE VAGUE DU RELIGIEUX ?

" Mesurons la portée de l'évènement : nous sommes en train d'assister
non pas à la fin de la croyance religieuse, mais à la fin de la religion
dans sa fonction immémoriale de définition des communautés humaines.
La croyance religieuse entre dans un nouvel âge par rapport à ce qui fût
sa nature et sa fonction depuis toujours".
Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, 2000, p. 102


Atlantes soutenant l'archivolte des vieillards. Aulnay-de-Saintonge ( Charente-Maritime ).

Bien qu'il s'impose économiquement, politiquement et idéologiquement, en ce début de XXIe siècle, l'Occident, du fait de la perte de maints de ses repères, est sous l'emprise du doute. Le trouble des esprits et des coeurs, les dissensions qui agitent les sociétés sont autant de signes d'une situation où l'absurde l'emporte sur le sens de toute existence et de tout l'univers. Les hommes ne mettent plus globalement leur espérance en Dieu ; ont-ils renoncé à chercher le passage vers une autre vie, recherche qui orientait naguère la vie de celles et ceux qui les ont précédés ? Sont-ils seuls au monde ? L'attrait irrésistible que nombre de ses habitants ressentent pour les religions de l'Orient révèle une profonde perte de sens. En fait, la religiosité diffuse se porte bien, mieux que les religions institutionnalisées. Certains fidèles abandonnent la religion de leur enfance - qui leur paraît pesante - pour capter les effluves légères venues d'ailleurs.
Nous verrons, dans les développements qui suivent, que dans un monde sécularisé fort éloigné d'une époque de chrétienté, il arrive encore à Dieu de faire la une de certains médias, soit pour parler à nouveau de sa mort, soit pour évoquer son retour sur le devant de la scène du monde.

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DIEU EN TOUCHE


Vestiges de l'abbaye de Saint-Michel-en-l'Herm, ( Vendée ).

Depuis toujours dans l'histoire des peuples, des hommes se sont mis en rupture avec les croyances partagées par leurs contemporains. En Occident, c'est d'autre chose dont il s'agit. C'est toute une civilisation qui depuis deux siècles semble avoir fait le procès du divin.
Les balises religieuses qui réglaient l'existence quotidienne des hommes du Vieux Continent s'estompent dans une amnésie générale au point d'apparaître comme peu signifiantes à maints éléments les plus jeunes de la population. C'est dans ce contexte que se situaient les Millénaires de Dieu ( Grenoble 2001 ). Par cette exposition, les organisateurs entendaient présenter le sens et le valeur du judaïsme, du christianisme et de l'islam, sans pour autant faire oeuvre de prosélytisme. Que dans un pays dont le patrimoine culturel reste encore marqué par l'héritage religieux, le fait que l'histoire des trois monothéismes passe par le musée est pour le moins interpellateur ! Dieu paraît au creux de la vague.

L'affaiblissement de la place de Dieu, dans nos sociétés, prête à des interprétations plurielles. Seraient en cause : la raison, la science, de nouvelles idoles. Pour différentes qu'elles soient, ces tentatives d'explications sont sous-tendues par un même modèle implicite. Une même façon d'aborder la question se trouve à la base de ces analyses. Qu'est-ce qui est à l'origine de la " mort " de Dieu et qui se substitue à lui en quelque sorte ? Et si c'était l'existence même de l'Etre souverain qu'il fallait mettre en doute ? Autrement dit, à suivre certains, aujourd'hui, il ne s'agirait pas de trouver un remplaçant à la référence suprême. En d'autres termes, après
Nietzsche et Sartre, d'autres philosophes présentent de nouvelles raisons de penser que le ciel est vide au-dessus de nos têtes. Ainsi, de multiples analyses livrent des essais d'interprétation du détachement accru de la société à l'égard de la religion. Nous rappellerons ici les caractéristiques majeures des principales thèses. D'abord, on peut dire que les imprécations et cris protestataires s'élèvent depuis toujours de la terre vers le ciel. Ensuite, c'est la délicate question des rapports entre la modernité et la religion sur laquelle il faudra revenir. Enfin, ce sont les atrocités et les barbaries du siècle qui sont retournées contre le Très-Haut.

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* Le marxisme devant le fait religieux.

Les critiques d'hier visaient une position dominante occupée par la sphère religieuse afin de la détruire ou l'implorer. De toutes les critiques de la religion, la plus systématique est la critique de type marxiste. C'est donc celle-ci que nous rappellerons brièvement. Le marxisme s'est voulu le remède global à l'aliénation de l'être humain. Il s'agit avant tout de montrer l'origine humaine de la religion dans le but de démystifier la conscience religieuse. L'aliénation est le fait pour un homme d'extérioriser ce qui est en lui, son essence, de poser que ce qui est ainsi projeté est autre que lui-même et d'en être en retour dépendant.

On sait que pour
Marx l'aliénation économique est à la base de toutes les autres. L'aliénation religieuse projette dans un au-delà, dans une entité - le Très Haut - les peurs et les espoirs qui sont en l'homme. Dans la vie religieuse, l'individu aliène son propre être et se perd puisqu'il se projette dans un ailleurs qu'il appelle le ciel et qui n'existe pas. C'est le signe d'une séparation de l'existence humaine en deux parts. La religion tendrait à détourner l'être humain des problèmes concrets auxquels il doit faire face. La religion se voudrait comme un remède à un mal. Dans cette logique, la " vie future " apparaît comme une satisfaction illusoire en contrepartie de la résignation à la vie actuelle. L'homme se perd dans l'illusion d'un monde transcendant. Au-delà des seuls rapports que les êtres humains nouent entre eux, ce qui était espéré c'était l'élimination de toute quête et de toute attente d'un monde d'en haut au profit du bien-être collectivement recherché ici-bas. Dans cette logique, si en produisant leur vie, la distance qui sépare l'homme d'avec lui-même, d'avec les autres et d'avec la nature était supprimée l'interrogation religieuse n'aurait plus de justification et de raison d'être. La suppression de l'aliénation économique et sociale devrait faire cesser toute croyance.

Lorsque le marxisme s'insurge contre un ordre établi aux injustices flagrantes il n'a pas tort. Si un certain nombre de ses attaques conduisent à un examen de conscience salutaire, à une meilleure manière de vivre le christianisme et à un meilleur engagement dans le monde la critique religieuse peut être partiellement admise. Sans doute, l'espérance en un autre monde est-elle pour partie liée à la prise de conscience par l'homme de sa situation. Toutefois, le malheur de la conscience humaine ne se limite pas à une origine économico-sociale ; son oppression est d'ordre plus profond. L'angoisse sourd du coeur de l'homme parce qu'il sait qu'il doit passer par la mort présentée comme une fin définitive de ce qu'il a été et de tout ce qu'il est devenu personnellement. On peut se demander si l'analyse marxiste du fait religieux n'a pas davantage tendance à remplacer l' Eternel qu'à le nier. Elle sacrifie l'être humain à l'Histoire. L'absolu-Dieu n'a-t-il pas, finalement, était remplacé par l'absolu-histoire ?


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* Les rapports de la modernité et de la religion.

La thèse de la sécularisation
repose sur l'idée que l'affaiblissement social de la religion résulte du développement de la modernité. La modernité, pour reprendre la définition qu'en donne Danièle Hervieu-Léger, c'est " la réalisation d'un ordre de la raison, suscitant l'ambition d'une conquête méthodique de la nature et fondant l'autonomie des individus capables d'exercer collectivement leur souveraineté politique " ( Le pélerin et le converti, 1999, p. 165 ). La question des rapports de la science et de la foi sera d'abord posée avant que ne soit examiné le phénomène d'indifférentisme social fruit du mouvement de sécularisation.

Depuis l'enfance de l'humanité,
dans toutes les sociétés traditionnelles, la religion envahit tout le champ social. C'esr dire qu'elle n'est pas séparée des pratiques sociales et de l'ensemble des rapports au monde. Dans cette perspective, les réalités physiques et sociales ne peuvent être saisies et expliquées sans recourir à l'hypothèse conceptuelle d'un Grand horloger ordonnateur, souverain du monde et des sociétés. La rationalité moderne, au contraire, suppose que les schémas interprétatifs doivent répondre aux exigences de la pensée scientifique.
Chaque génération est amenée à se poser la question des rapports de la science et de la foi. La juste place accordée à la science, en raison des puissants coups de projecteurs qu'elle apporte sur les activités humaines, ne conduit pas nécessairement, semble-t-il, à exclure toutes les autres approches. Même s'il est impossible de revenir sur certains éclairages apportés par la science moderne, pourquoi n'en serait-il pas également ainsi du point de vue religieux ? L'homme chemine entre terre et ciel ; certains plus près de la terre, d'autres plus proches du ciel. Corrélativement à l'exploration de l'infiniment petit et de l'infiniment grand, il y a pour chaque être humain, l'interrogation nodale de l'existence et du sens profond de la vie. A une époque où la science et ses applications techniques occupent une place grandissante dans les préoccupations humaines, les crédibilités qui en découlent bougent. La désaffection de la foi ne tient-elle pas aussi au sentiment diffus de l'incompatibilité de la science et de la religion ? Les vérités de foi peuvent-elles être contestées par les progrès de la science ?
Il est certain que les visions du monde changent avec l'évolution des savoirs scientifiques et interfèrent avec nos modes de pensée et d'agir. Historiquement, on ne peut pas ne pas rappeler les trop célèbres heurts entre l'Eglise et des savants comme Galilée et Darwin. Une foi demeurant figée dans certaines représentations peut manifester une certaine méfiance vis-à-vis de certaines découvertes scientifiques. Inversement, la connaissance scientifique ne tend-elle pas à éliminer peu à peu la foi en perçant chaque jour davantage les secrets du monde. Par son attitude d'explication conquérante la méthode scientifique ne risque-t-elle pas de déprécier les autres modes du connaître que sont l'interprétation philosophique et la foi religieuse qui, en comparaison, ne paraîtront pas avoir la même rigueur ?

Dans le champ de l'activité humaine la science et la religion assument des fonctions différentes. Chaque discipline tend à décrypter le monde selon son angle de vue et son objet. Le XIXe siècle débattait de la question de savoir si la société devait s'organiser autour de la foi ou de la raison. Nombreux, faut-il le rappeler, furent les sujets de discorde historiques entre chercheurs et hommes d'Eglise. Les conflits se sont ouverts à l'occasion de l'émergence de nouveaux systèmes d'analyse : la position de l'être humain dans l'univers, la théorie de l'évolution... Au fur et à mesure du développement de la science, les croyances religieuses sont vite apparues comme dépassées. Le recours à un Grand Architecte n'est qu'un présupposé qui a pu être utile afin de suppléer une ignorance momentanée. La religion est une interprétation pré-scientifique de l'univers. Les progrès scientifiques et les avancées de la technique devraient progressivement faire disparaître les attitudes religieuses. La sphère céleste qui évoquait Dieu est devenue une immensité à explorer. Le premier cosmonaute soviétique a déclaré n'avoir vu ni anges, ni Dieu au cours de son premier vol dans l'espace !! Un esprit éclairé ne peut être sensible, pensait-on, au discours religieux parce qu'il n'y aurait pas d'autre savoir authentique que la connaissance scientifique. Pourquoi chercher une solution aux inquiétudes de l'homme dans un rapport à un Tout-Puissant hypothétique ? C'est dans ce seul monde d'ici-bas et en l'homme qu'il convient de rechercher bien-être et bonheur. L'Invisible n'a plus sa place dans cette marche en avant de l'homme. Grâce au progrès technique l'être humain peut se lancer à la conquête du monde ; ce faisant il peut même aller jusqu'à le défigurer ; monde qui fut considéré pendant des millénaires comme signe de Dieu et qui, dorénavant, appartient au genre humain. En ne recourant plus au divin comme principe d'explication, l'idée de Dieu se trouve purifiée. Mais, " si la notion de Dieu se trouve ainsi épurée chez quelques-uns, elle se trouve aussi rendue plus lointaine pour la masse particulièrement sensible au vieil et vénérable argument par la causalité " ( Jean Lacroix, Le sens de l'athéisme moderne, 1958, p.19).

L'homme devient responsable du monde où il vit, qu'il transforme et met en valeur. Dans ces conditions, pour reprendre la formulation de
Michel Serres, Dieu hérite " de tous les attributs que nous laissions jadis à l'homme : faiblesse, vie de victime inquiète, errance et persécution. Infiniment fragile, infiniment peu cause, moins universel peut-être même que nous mêmes, nous avons toute liberté de L'oublier, de L'ignorer, toute faculté de Le délaisser, de Lui cracher à la face, de Le condamner, de Le tuer même sans passer de jugement... " (Hominescence, 2001, p. 165 ). Avec les yeux de l'homme actuel, on peut dire que ce sont des intrusions territoriales qui sont à l'origine de ces confrontations historiques d'antan.
L'aube du XXIe siècle ne connaît plus de conflits historiques aussi virulents entre scientifiques et religieux. La science est du côté de la production du savoir en tant que tel, sans autre considération, c'est-à-dire de façon indépendante d'une signification immédiate pour l'être humain. C'est le monde seul que le savant cherche à rendre intelligible. La fonction religieuse relève d'une forme d'appréhension du monde en relation étroite avec l'homme. L'activité scientifique cherche à établir des relations objectives vérifiables entre des phénomènes et à articuler leurs enchaînements. La religion, en cherchant à mettre l'âme humaine en rapport avec Dieu, est du domaine de la foi. Les deux univers ne sont pas sur le même plan, leurs champs d'application et leurs points de vue sont différents. Dans l'ordre de la science, la connaissance c'est la recherche d'explications, de mécanismes et de lois. Dans l'ordre de la foi, la connaissance c'est la quête d'un ailleurs de l'homme qui échappe à l'investigation scientifique, c'est la rencontre de l'Amour. Appartenant à des catégories de connaissances différentes, foi, science et raison peuvent aujourd'hui globalement nouer des rapports plus sereins. De plus, le monde a changé insensiblement mais continûment dans les dernières décennies du XXe siècle. En conséquence, de nouveaux rapports se sont instaurés entre les religions et les sociétés modernes.

Les religions dominantes ne se trompent-elles pas d'adversaires lorsqu'elles croient affronter des courants de pensée aussi structurés qu'elles ? Les ennemis d'hier ne sont plus ceux d'aujourd'hui. L'adversité dont elles pâtissent est d'autant plus dévastatrice qu'elle est diffuse et insidueuse.
C'est moins d'un athéisme délibéré, pesé et militant contre lequel elles devraient se mobiliser qu'un indifférentisme sociétal prévalent, foncier, global, fruit du phénomène de sécularisation et de la société de consommatioin.

Le mouvement de sécularisation constitue une tendance forte des sociétés occidentales entrées dans un processus de distanciation / différenciation par rapport au domaine religieux. Le concept de sécularisation est une catégorie clé d'appréhension et d'interprétation de nos sociétés. C'est le principe même qui a régi et régit encore l'évolution des sociétés modernes. La sécularisation des sociétés peut être définie tout à la fois comme le rétrécissement rationnel du champ social de la religion et comme mouvement d'individualisation des options religieuses. A travers le projet d'une rationalité généralisée à tous les champs de la connaissance se manifeste la proclamation de l'autonomie de l'homme et de sa raison tant dans la détermination de ses entreprises que dans l'élaboration des significations qui confèrent un sens à sa vie et à ses expériences. L'opposition apparaît ici clairement avec les sociétés du passé vivant sous l'emprise d'institutions et de normes structurantes et contraignantes mais qui donnaient un sens plénier à l'existence des populations. Les sociétés se sont historiquement laïcisées en se séparant graduellement de l'univers religieux, en se libérant des puissances imaginaires et aliénantes. L'athéisme étant, dans une optique quelque peu nietzschéenne, " une conquête indépassable de l'esprit enfin advenu à lui-même dans l'autonomie de l'acte de pensée " (Paul Valadier, 2002, p. 32 ). Ainsi, le phénomène de sécularisation manifeste l'autosuffisance de l'être humain et d'une entité sociétale préoccupée seulement d'elle-même. Les amarres de la religion et de la société son rompues. Il y a la part du divin et celle de l'humain.
Dans cette perspecive, toute éthique religieuse est largement laissée de côté dans la mesure où elle est censée porter atteinte à la liberté de l'individu.
Dans une société reposant sur une base individualiste le sujet autonome devient à lui-même et pour lui-même sa propre mesure. L'individu entend vivre à sa manière, accorder ses actes avec ses désirs et son propre système de valeurs.

Absorbés par leurs préoccupations quotidiennes, harcelés par la pression des besoins et la pulsion des désirs, les membres de nos sociétés occidentales ne se mettent plus en quête d'autre chose que des biens de ce monde. Parce que leurs occupations les accaparent, parce que les séductions immédiates du monde visibles les fascinent, voire parce que le mal les attire et les réjouit, parce qu'ils ne prennent plus le temps de penser à Dieu, le rythme de vie étant déjà suffisamment chargé, les hommes élisent le monde d'ici-bas et évitent de se poser la possibilité même d'un autre. Pour se laisser saisir par l'unidimensionnalité de ce type d'existence, promu à la dignité d'art de vivre, il n'est pas besoin d'un acte formel d'adhésion. Il suffit de faire comme tout le monde, de suivre le sens du courant... On cesse d'abord de fréquenter les lieux de culte après ce qui était hier la première communion, aujourd'hui la profession de foi. Puis, la présence régulière à l'église s'interrompt comme cela, de façon simple, sans interrogation existentielle, sans crise de conscience, sans drame. On cesse de pratiquer, la vie de chacun court sur son erre, un point c'est tout, comme si cela faisait partie de l'ordre des choses. Dans un tel environnement socioculturel, le sentiment d'appartenance religieuse affirmée ne cesse de se réduire, notamment chez les plus jeunes. A tel point qu'il faut aujourd'hui beaucoup de force de caractère aux collégiens et lycéens, qui ne se résolvent pas à être indifférents comme la majorité de leurs camarades, pour oser reconnaître leur foi dans nombre de cours de récréation. Ils sont exposés à l'ironie des autres élèves qui n'hésitent pas à les considérer comme "ridicules ", " rétros " (
Jean-Pierre Fontaine, 2000, p. 59 ). Globalement, c'est tout le monde de la foi qui tend à devenir discrédité, voire étranger. Toute attente transcendante s'éloigne de la conscience des populations. On ne vient à l'église qu'à l'occasion des grandes étapes de la vie : baptême, profession de foi, mariage et enterrement. Encore est-ce le cas des générations qui sont nées dans une société encore institutionnellement catholique... Le comportement religieux finit par faire figure de comportement attardé, relevant d'un temps dépassé de l'évolution humaine. Et puis, quelle utilité retirer immédiatement d'une espérance mise en Dieu puisque l'on paraît vivre aussi bien - voire mieux puisque moins d'obligations sont à satisfaire - sans pratique religieuse ? L'évidence de la quotidienneté fait que la vie semble aller de soi sans lien vertical avec le monde d'en haut. L'existence n'est plus vécue en référence à un Appel venu d'au-delà de la personne.

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* La divinité démentie par les horreurs du monde.

Les oppositions classiques - raison/foi, croyance/savoir, terre/ciel - qui donnèrent lieu hier à de virulents affrontements ne sont plus autant à l'ordre du jour. Aussi, ceux qui proclament la " mort de Dieu " aujourd'hui entendent proposer une nouvelle manière de penser et de questionner. Il ne s'agit plus de mettre en évidence ce qui a pris la place de l'Eternel. Ce qui est contesté c'est l'idée même d'un nécessaire référent ordonnateur. Le thème de la mort de Dieu dans la culture des sociétés humaines n'est pas neuf. Pour les
théoriciens de " la troisième mort de Dieu " - après la mort du Christ crucifié et les critiques des Comte, Feuerbach, Marx, Nietzsche et Freud -, les clés d'analyse et d'interprétation invoquées habituellement pour expliquer le retrait européen de l'idée du Très-Haut parmi les hommes paraissent d'un autre âge. Expliquer une situation inédite dans l'histoire de l'humanité par des thèses courantes ne leur paraît pas acceptable. On reconnaît ici la thèse dérangeante d'André Glucksmann.

Prenant le relais des idéologies, de la science et de la modernité c'est l'évènement dans sa matérialité la plus sanglante qui manifeste sa contestation de la divinité et vient gommer la sphère céleste. L'époque est désemparée par des horreurs trop fortes.
C'est la présence d'un mal total dans les sociétés contemporaines qui manifeste pour beaucoup l'inexistence de Dieu. En écho, des exemples pris dans le quotidien témoignent à leur manière des difficultés de croire aujourd'hui. Il en est ainsi de ces personnes âgées, sceptiques, rencontrées dans les unités de soins de long séjour, qui vous confient qu'il y a trop de malheurs dans le monde pour qu'elles puissent croire en Dieu.
C'est à deux niveaux que peut être saisi ce mal que les sociétés contemporaines n'arrivent pas à enrayer. D'abord, des
évènements massifs comme les deux guerres mondiales, des tranchées de Verdun aux camps de concentration. Les mêmes barbaries et génocides, quelques décennies plus tard, étant retrouvés au Rwanda, en Algérie et en Tchétchénie. Comment penser Dieu devant un tel flot de boucheries et d'atrocités ? A quoi bon le Tout Autre unique lorsque s'entretuent sans limites des populations qui s'en réclament ? Le mal révélé par ces évènements tragiques est trop absolu pour coexister avec Dieu et ceci pour deux raisons. D'une part, les religions ont toujours béni les armes des antagonistes d'hier et d'aujourd'hui. De l'autre, les religions - comme les idéologies séculières totalitaires, d'ailleurs - ont paru fermer les yeux devant de telles horreurs. " Puisque nos idées et nos idéaux ne parviennent pas à ordonner le chaos, c'est au chaos de les interpeller " proclame André Glucksmann (2000, p. 180 ).

A ce point de l'analyse un détour est nécessaire. Il fut une époque où les croyants tentaient de mieux asseoir et étayer leur foi aux yeux des sceptiques en recourant à la preuve dite de la contingence du monde. Chaque effet dépendant d'une cause, il faut un Grand Architecte à l'origine ultime de tout. Derrière l'
argument de la contingence du monde, il y a in fine, une exigence d'ordre. Un principe organisateur à l'origine de tout est nécessaire. L'Eternel est l'esprit ordonnateur par qui le chaos prend forme. Devant les malheurs du monde l'âme croyante évoque une nécessaire justice dans un au-delà. L'argument de la divinité démentie par les atrocités du monde repose sur une inversion du raisonnement. Il tend à dissoudre le céleste dans le terrestre. Les morts de Verdun, Kigali et Srebrenica manifestent pour Glucksmann, non pas la contingence du monde, mais celle du ciel. La mort du Très-Haut ressortitrait ainsi au fait que les religions n'ont pas réussi à contenir toutes les fureurs du XXe siècle. Comment concevoir la " bonté " ou la " toute puissance " divine quand l'enfer surgit dans le monde ? Une foi qui ne sauve pas engendrerait la désaffection religieuse des populations. Autrement dit, c'est la mort de l'homme qui produit la mort du Très-Haut.

Parallèlement à ces barbaries globales, la question du mal dans l'Histoire peut également être posée par le biais d'évènements provocateurs rangés sous la
rubrique faits divers. C'est ainsi qu'un autre philosophe témoigne du versant obscur de l'homme dans sa relation d'un crime abominable commis par un prêtre fornicateur, homicide, infanticide et sacrilège dans un petit village lorrain. Dans les années cinquante, le curé d'Uruffe assassina sa jeune maîtresse, enceinte, ainsi que leur enfant, parvenu à huit mois de gestation, qu'il arracha du cadavre encore chaud de sa mère pour le baptiser avant de le tuer. Crime qui par son caractère rituel dépasse nombre d'horreurs de ce monde de larmes. L'interpellation est majeure puisqu'un prêtre est un homme sorti du milieu des hommes et consacré par Dieu. Il est alors serviteur de la Parole, témoin et instrument de l' Esprit. Devant un tel scandale le vrai visage du curé d'Uruffe - qui demeure prêtre à jamais - est radicalement défiguré. Ici, les chemins de Lorraine rencontrent ceux des chambres à gaz et croisent ceux des massacres et des campagnes de purification ethnique du tournant du millénaire. La même interpellation ne surgit-elle pas aujourd'hui pour la mort d'un enfant palestinien innocent - El Dirah Mohamad - filmée en direct dans la bande de Gaza, samedi 30 septembre 2000 ? " Où donc est Dieu ?" pourrait-on se demander, en reprenant les paroles qu' Elie Wiesel plaçait dans la bouche d'un témoin contraint d'assister à la pendaison d'un jeune enfant par les SS. " Le voici, il est pendu ici, à cette potence..." ( La Nuit, éditions de Minuit, 1958, pp. 103-105 ). Ne pourrait-on pas dire de la même manière : il est criblé de balles. De même, on se rappelle la petite Kim Phuc, cette fillette vietnamienne de neuf ans courant nue, le visage figé dans un cri, brûlée par le napalm que des bombardiers venaient de larguer au-dessus de son village. Des enfants innocents périssent sans avoir bénéficié des joies de la vie, sans avoir vécu ce que tout homme est en droit de vivre. Les scènes de lynchage de soldats israéliens dans lesquelles un jeune homme palestinien présente ses mains rougies de sang sont évidemment tout aussi insupportables. A un demi-siècle de distance la même indignation sourd au coeur de l'homme.

Aujourd'hui encore les cris des survivants de catastrophes naturelles
- éruptions volcaniques, séismes, tsunamis, cyclones - interrogent Dieu dans la mesure où les personnes disparues étaient innocentes de ce mal ( Cf le dernier ouvrage de Jacques Duquesne, 2005). Si la question de Dieu et le mal a déjà une longue histoire, le mal subi - à la différence du mal commis délibérément - bouleverse le monde dans la mesure où il est difficile de lui trouver un auteur.
La même question du mal absolu dans la vie des hommes et celle de la mort de Dieu proclamée par les philosophes se retrouvent posées. Quel sens ont ces morts si le Très-Haut existe ? Quel sens aussi bien d'ailleurs si l'Histoire est raison et progrès ? Quel est cet Eternel absent, ou en tout cas inaudible, qui ferme les yeux sur ces barbaries, génocides, exterminations comme sur ces prêtres criminels à la foi dévoyée alors qu'ils devraient être des témoins de la Lumière ? Qu'est-ce qu'un Dieu silencieux devant ces corps suppliciés, égorgés, criblés de balles ? Comment un homme peut-il découper un bébé à la machette tout en invoquant le nom de Dieu ? Comment un croyant islamiste peut-il invoquer sa foi pour perpétrer massacres, incendies et enlèvements de femmes tout en présentant ses actes comme " offrande à Dieu " (
André Glucksmann, 2000, p. 212 ). Que dire aujourd'hui quand c'est au nom d'un même intégrisme religieux que l'on détourne des avions civils et qu'on les jette sur les tours jumelles du World Trade Center de New York, provoquant la mort de milliers d'innocentes victimes ? Que dire encore lorsque des récompenses paradisiaques sont promises à qui massacrera de l'Infidèle ! Dans cette perspective, si toute religion est source de violence, on comprend que le mal total débouche sur un retrait de Dieu. Laissons à l'auteur la responsabilité de cette thèse toute brillante qu'elle soit.

En tout cas,
la condition de l'homme et l'image de Dieu apparaissent pour le moins troublées. Soit, le versant obscur de l'homme l'emporte sur son versant lumineux, et Dieu est témoin respectueux de l'usage de la liberté, fut-elle tragique, de l'homme ! Soit, l'Eternel n'a pas réussi son monde, l'humanité s'est habituée à se passer de Lui et le laisse à son divin isolement, soit même le Très-Haut n'est pas ...
Les réponses de chacun seront divergentes, mais nul ne peut rester indifférent devant une telle interpellation. Ce qui est sûr c'est qu'aucun crime ne peut être commis au nom de Dieu ou du moins justifié par son nom. De même, tout mal réalisé par les hommes au nom de l'histoire ne peut pas davantage être admis. L'histoire n'est pas non plus un absolu. Athées et croyants devraient pouvoir se retrouver à ce niveau, même s'ils se séparent, ensuite.
Pour le croyant, l'espérance de l'au-delà métamorphose la souffrance et la mort. Mais si le Royaume de Dieu trouve son achèvement aux cieux, n'oublions pas qu'il commence dès ici-bas.
Mgr Albert Rouet le rappelle : " le Royaume n'est pas la définition de l'au-delà mais de l'ici autrement " ( 2001, p. 53 ). C'est dès lors un un combat de tous les instants qui doit être entrepris contre le mal sous toutes ses formes. Il n'existe pas de coupure radicale entre ciel et terre. Enfer il y a, comme il y a liberté du Très-Haut et liberté de l'être humain qui a toujours le choix entre l'amour et la haine. Allons-nous mettre Dieu en accusation pour une liberté dont l'homme fait un mauvais usage ? La religion ne sert-elle pas à justifier des crimes ? Sans doute, faut-il cesser d'accaparer Dieu et de le voir prendre la tête de guerres soi-disant saintes. Laissons aux hommes la responsabilité des conflits qu'ils déclenchent. Qui peut soutenir qu'il n'y a pas d'au-delà ? " Le seul vrai pari est celui de la résurrection " nous rappelle Jean-François Colosimo (2000, p. 226 ) car c'est lui qui permet d'accepter les cruautés de l'histoire et de la vie. Le mal n' a aucun sens dans l'hypothèse de l'absence divine. Pour l'homme qui a la foi, il n'est pas question de se complaire dans la souffrance ni pour lui, ni pour les autres. Souffrance et mort n'acquièrent un sens que lorsqu'elles sont perçues et vécues en tant qu'étapes d'une marche vers le Dieu Amour.

En bref, les raisons de ne pas croire sont plurielles et jouent à des degrés divers selon les époques et les milieux. Le Très-Haut que rejette le marxisme est une représentation aliénante de la divinité. Le Dieu que laisse de côté, légitimement dans sa démarche, l'activité scientifique est la figure du grand architecte ordonnateur de l'univers. Pour l'indifférentisme moderne, à quoi bon un Etre suprême dont il semble que l'on puisse se passer quotidiennement. Pour les prophètes de la troisième mort de Dieu, ce Tout Puissant qu'on dit bon mais qui ne peut l'être puisqu'il laisse le mal absolu régner dans le monde, est un Dieu si distrait et si silencieux que son existence peut être niée.
En fin d'examen de ces quelques formes de l'athéisme moderne on peut se demander si les croyants n'ont pas une part de responsabilité dans la lame de fond de l'athéisme contemporain ? Quelle figure de Dieu offrent-ils aux autres ? A de trop rares moments nos pauvres visages resplendissent de la lumière dont ils sont virtuellement porteurs. En tant que témoins du salut que le Dieu de la Révélation réalise dans le monde, les croyants doivent purifier leur façon de vivre leur foi en se mettant toujours plus à l'écoute de la Parole (
Robert Coffy, Dieu des athées, 1965 ). C'est à leur manière d'être, d'agir, de se conduire que les hommes d'aujourd'hui percevront quelque chose de la Bonne Nouvelle.