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Singuliers visages dans des rinceaux. Eglise de Chaâteau-Larcher, Vienne.

Avant la fin du XIe siècle les figures humaines sculptées dans les églises sont rares et plutôt schématiques. On rencontre, par exemple, un de ces masques humains naïfs sur une corbeille de colonnette de l'église de Saint-Généroux, Deux-Sèvres, datant du Xe siècle.

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Mais au coeur de la période romane une profusion de personnages, sous forme de têtes isolées ou de personnages en groupe, immobiles ou en action ont été représentés tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des édifices sacrés.

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Vous avez dit " visage " ?

C'est par son visage qu'autrui apparaît d'abord à son interlocuteur. A notre époque le visage de l’homme tend à disparaître derrière la pluralité des déterminations (biologiques et sociales) que les sciences ont mis en lumière. L’ambition constitutive de la pensée occidentale de faire de l’humain (comme de toutes choses) un objet de science, a eu précisément pour effet… de le morceler.
Le visage pourtant ne saurait se laisser enfermer dans sa seule forme plastique ; l’homme ne saurait se limiter à l’accumulation de données objectives sur le fait humain. Le visage renvoie à la singularité de la personne.

Si ses traits traduisent l'expression propre de l'être humain, le visage, loin d'être figé, est toujours en devenir, manifestant émotions, pensées et ... épousant le temps qui passe. La dégradation du visage s'inscrit de façon fort ordinaire dans l'altération de la fraîcheur juvénile. L'éclat de la jeunesse se ternit au fil des ans d'où la tentative désespérée de conserver quelque chose des jeunes années par les artifices des produits de beauté.

La culture contemporaine est celle des masques dissimulés : cosmétique, fards, bronzage, lifting. C'est oublier qu'avec l'âge un autre type de beauté peut éclairer un visage ; cette beauté façonnée du dedans, venue du coeur, éclaire même les figures les plus rudes. Le visage ainsi transfiguré révèle l'homme intérieur.

Un philosophe a pu soutenir que le visage révèle le signe de l'invisible de la personne qu'il donne à voir.
« C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleur façon de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux!» a pu écrire Emmanuel Lévinas.
Si le rapport avec le visage est certes dominé par la perception, ce qui est spécifiquement visage pour l'auteur de
l'éthique et l'infini, c'est ce qui ne s'y limite pas. En d'autres termes, la philosophie d’Emmanuel Lévinas entend nous montrer en quoi la question de l’être de l’homme est avant tout une question éthique.



De la diversité des visages dans les représentations sculptées de l'homme roman

Qu'en est-il maintenant du visage tel que les maîtres sculpteurs romans ont pu le ciseler sur les façades comme à l'intérieur des églises des XI-XIs siècles.
Le visage exprime. Les maîtres-tailleurs romans ont réalisé des visages reflétant des êtres humains de ce monde, mais aussi parfois des visages tournés vers l'Ailleurs avec des regards qui sont les agissements de l'âme.
Dans cette perspective, le visage peut être dit l’image de l’âme, les yeux remplissant la fonction de la signifier. Le regard est ainsi mis en relation avec l'âme et avec l'action.


* Des configurations multiformes.
Sous forme de visages solitaires ou de scènes historiées c'est toute une population diversifiée qui s'offre au regard des hommes et des femmes des temps romans.

1°. Des têtes seules, plus ou moins expressives, existent en grand nombre dans les églises de romanes. Certains visages sont fondés sur des stéréotypes ; si beaucoup sont imaginaires on peut penser que d'autres ont été inspirés par des personnages vivants.

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Modillon. Eglise de Courcôme, Charente.

Une place incidente peut être faite à certaines figures spécifiques que l'on croit parfois reconnaître sous les traits de membres appartenant à l'un ou l'autre des trois ordres sociaux. Aux aumônes issues des pèlerinages les dons des puissants de ce monde figurent parmi les principales sources de financement des édifices religieux. Il ne faut donc pas s'étonner de trouver dans la pierre les figurations de personnages pouvant être reconnus comme fondateurs ou bienfaiteurs. Et ceci qu'ils apparaissent sous les traits d'aristocrates ou de riches laïcs ou même de religieux.

2°. Des représentations de groupe, en buste ou en pied, statiques ou pleines de vie. Sur les façades, les chapiteaux ou les culots c'est toute une galerie de visages qui allait à la rencontre des fidèles.

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Des masques humains et têtes ornementales décorent certains culots. de l'ancienne abbaye de Villelongue, Aude.

* Des thèmes d'inspiration profane en prise directe avec le monde de la terre et des scènes historiées d'inspiration religieuse essayant, par le biais de la proximité d'un visage, d'exprimer l'au-delà de ce monde .

Visages de femmes, visages d'hommes de toutes conditions.

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Sur cette voussure du portail nord de l'ancien prieuré de Villesalem, Vienne, deux têtes couronnées - féminine avec mentonnière et masculine barbue et moustachue - parmi un groupe de onze masques humains de tous âges et curieusement pourrait représenter des donateurs à l'origine de la construction.

Visages humains, figures de la Transcendance

L'art roman exprime également une association entre le visible du support, le sensible du décor figuré et l'immatériel, l'invisible de l'évocation théologique. C'est le cas lorsque les sculpteurs cherchent à exprimer l'indicible par l'intermédiaire de visages d'hommes, de femmes ou d'enfants. Pour reprendre l'expression d'Olivier Clément " chaque visage permet un affleurement de l'infini ". C'est du moins le cas lorsque les plus grands artistes ont su métamorphoser un visage d'homme en véritable présence d'au-delà de ce monde par la parcelle de lumière céleste qu'il laisse entrevoir.


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Magnifique regard de Jérémie ( détail ). Porche de l'abbaye Saint-Pierre de Moissac, Tarn-et-Garonne.

La mise en scène des visages et du corps à l'âge roman

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Détail d'un chapiteau de la tour Gauzlin, Abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, Loiret.

De l'existence de conventions iconographiques romanes.
C
et extrait du fameux chapiteau dit du combat spirituel de l'âme partagée entre le bien figuré par l'ange et le mal représenté par le démon est fort instructif pour notre sujet.

Un ange et un démon tiennent un petit être par les bras ( au Moyen Âge l'âme humaine est souvent représentée par un petit enfant ). L'ange manifeste sa protection à l'enfant en posant la main sur sa tête.
Ce qui doit retenir l'attention sont naturellement les caractéristiques des visages. La beauté de l'ange au visage hiératique et serein, bouche close évoque la perfection céleste tandis que le visage plissé, marqué de rides profondes du démon manifeste son état de créature déchue.
Nous sommes en présence de conventions iconographiques adoptées par les sculpteurs romans qui traduisent
deux mondes opposés.
Celui des créatures peuplant les hauteurs célestes et celui des hommes qui essaient de s'en approcher en privilégiant la dimension spirituelle de l'être humain. Les personnages sont représentés avec un corps élancé, dressé dans une verticalité figée, les mains levées, les paumes ouvertes, le visage impassible.

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Saint Martin à sa mort est enlevé par deux anges ; son visage est empreint de sérénité.
Chapiteau de la tour Gauzlin, Abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, Loiret.


Celui des hommes succombant au mal, rivés à la glèbe, dont les gesticulations et contorsions sont assimilées au désordre et au péché, agités, les mains fermées et l'univers des réprouvés se lamentant sur leur sort dont la gestuelle et les visages traduisent avec force leur situation dramatique.

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Linteau. Cathédrale Saint-Lazare, Autun, Saône-et-Loire.


En bref, c'est une bipolarité qui oppose le monde d'en haut, céleste, divin et le monde d'en bas, terrestre. Une fois encore les artistes de l'âge roman traduisent dans la pierre la dualité de l'homme tout à la fois être de chair l'attirant vers le bas en même temps qu'être de raison pouvant se soustraire à cette pesanteur s'il n'oublie pas sa dimension spirituelle.

En reprenant les termes de Jacques Le Goff faut-il rappeler que la civilisation des moeurs au Moyen Âge est une civilisation des gestes. « Dans ce monde idéalement tourné vers la spiritualité, le renoncement à la chair et les temples de pierre, la gestuelle n’a rien de naturel. Dans cette société fortement ritualisée, les gestes... les mouvements et les attitudes du corps sont au coeur de la vie sociale » (2003, pp. 152-153 ) .

Du perceptible et de l'indicible.
Certaines représentations particulièrement réussies réagissent incontestablement sur l'affect car, par
leur présence, elles sollicitent l'attention, la retiennent. Une sorte de dialogue s'établit alors entre l'oeuvre et l'observateur.

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Le visage serein et apaisé du Christ du tympan de l’abbaye Saint-Pierre de Moissac, Tarn-et-Garonne.

Par la mise en page, la structure générale, l'harmonie l'artiste de génie parvient à mener l'observateur au-delà du visible pour atteindre l'invisible.
Laissons Michel Claveyrolas exprimer l'abîme de sens qui se dégage de cette splendide figure du tympan de l'abbatiale de Moissac :" Le Christ, avec ses yeux qui regardent le fond de moi-même, depuis le fond de lui-même, se projette au-delà de la matière de la sculpture, corps glorieux inaccessible aux meurtrissures des éléments et des hommes, âme de pierre éternelle, transcendant l'adoration dont il est l'objet ". " L'oeuvre d'art est une piste d'éternité " a-t-on pu écrire. Ce visage rendu intemporel ne peut plus être vu uniquement comme image ; il exprime au plus haut degré " la compassion, la sérénité, la divine humanité, comme aucun Bouddha ne le fera jamais. Les Bouddha méditent, mais cette pierre du Quercy est une pensée, -profonde surface " ( Les pistes d'éternité, 2004 ).

A ce degré de perfection, une telle image est dotée d'une puissance d'effet qui ne peut laisser quiconque insensible, indépendamment des valeurs dont chaque être humain se prévaut. Encore faut-il ne pas oublier que pour l’homme des XI-XIIe siècles l’imagerie romane n’est pas encore indépendante de la spiritualité. Par suite, pour être pleinement appréciée elle doit être replacée dans l’éclairage de la lecture des choses d’en haut. Devant le Christ du tympan de Moissac on a l’impression que ce que l’artiste a sculpté, avec une vérité peu égalée, c'est un regard.

Au final, certains maîtres-sculpteurs - ou peintres - ont réussi à représenter tout à la fois, plus que d’autres, le perceptible et l’insaisissable. Au-delà de la vue immédiate des personnages sourd un aperçu des mystères du salut. Ces visages, irradiant une lumière venue d’ailleurs, participent par les sens et l’âme à la sainteté de Dieu.
En ces temps romans, de tels visages d’hommes et de femmes, particulièrement aboutis, conduisent le croyant à la rencontre de son Dieu ; ces figures humaines médiévales parviennent à ouvrir sur l'autre monde par rapport auquel elles s'ordonnent.
Pour l'homme du XIIe siècle, ces visages veulent exprimer l'indicible même si, pour l'homme contemporain, sensible à une certaine forme d'esthétisme, seule demeure, le plus souvent, la seule beauté du matériau métamorphosé par la main de l'artiste.
En d'autres termes, les grandes oeuvres particulièrement abouties dépassent en quelque sorte ce qu'ont pu penser leurs créateurs. Parce qu'elles stimulent les esprits elles constituent des approfondissements, des pensées à partir des textes.
Les grandes oeuvres romanes sont des pensées en images, ce sont des méditations plastiques sur les textes, et même à partir des textes. Plus que des auxiliaires des récits, les images en déploient les richesses. Elles ne traduisent ni ne détournent le sens: elles révèlent la profondeur des textes en les associant plus audacieusement que ne le feraient les mots. Ce que nous percevons par les sens fait naître des pensées, qui, à leur tour, suscitent le désir de revenir contempler l'oeuvre qui nous paraît toujours nouvelle. Ainsi, à suivre Michel Claveyrolas, le génie consiste à produire des objets inépuisables, en ce qu'ils nous donnent toujours l'impression qu'une prochaine perception mettra en lumière des aspects encore inconnus, engendrant des discours imprévisibles.
Ce que l’homme d’aujourd’hui, croyant ou non, ressent face à ces images n’a sans doute que peu à voir avec les croyances d’un temps si distancié de nos façons d’être et de concevoir. L’essentiel pourtant demeure, le rapport à l’indicible que chacun exprime à sa manière. Les grandes images romanes, sources intarissables de pensées et de joies esthétiques, s'offrent aux regards émerveillés, engendrant une délectation sans satiété.

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Par-delà la différence des talents et des styles, le jeu des ateliers et des préférences régionales, sans omettre l'influence de la nature même des matériaux travaillés, ces galeries de visages sculptés entendent modestement jeter quelques coups de projecteur sur la riche diversité et la formidable créativité inventive des maîtres-sculpteurs de la période romane.

Cs portraits croisés révèlent des visages de femmes et d'hommes de tous âges, plus ou moins expressifs, évoquant la joie ou la souffrance, traduisant une gravité sereine ou des mimiques singulières, représentant des figures frustes et naîves ou manifestant une extrême présence.

Des galeries de personnages qui parfois semblent prêts à nous interpeller. Dans les réalisations les plus abouties l'harmonie des traits et la sérénité des visages évoquent la beauté de l'âme ; les faciès laids et grimaçants symbolisant au contraire le désordre intérieur et la domination du Mal.

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