La maladie grave
comme rupture du temps
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San Pantaléon de Losa, Castille, Espagne.
Détail : un des personnage emmurés d'une voussure du portail



Le rapport au temps et à la mort, en ce début de siècle, sera rappelé ici sous l'angle de la pathologie lourde en tant que rupture du temps : une personne s'éloigne de l'espace des bien-portants et entre dans le territoire de la maladie grave.

Afin d'éviter toute incompréhension notons que c'est moins la maladie et la personne gravement souffrante qui sont mis ici au centre de l'étude mais bien la relation entre le patient et l'institution médicale, cette dernière étant vue du côté du malade plutôt que du soignant.


Des relations unissant le malade, les soignants, les proches et les autres

** Chemin de vie et relation de soin patient/institution médicale

La maladie a pu être comparée à une nouvelle contrée différente de celle où l'on réside quand on est bien portant. Avant de franchir la frontière délimitant la terre étrangère de la maladie grave les nouveaux arrivants s'arc-boutent désespérément à leur précédent domicile.

Franchir le seuil des urgences ou l'admission dans un service hospitalier ne se fait pas sans anxiété. Dans ce dernier cas un esprit égalitaire prévaut dans ces espaces de soins souvent froids ; ceux qui les animent s'y sont manifestement trouvés du fait de leurs mérites et en travaillant dur. Sans doute n'a-t-on pas trouvé mieux comme accueil que " prenez un ticket, attendez votre tour " comme dans les autres espaces à l'instar de la sécurité sociale, les gares…; il n'en reste pas moins que la chaleur humaine est ressentie bien faible par la personne souffrante et ses accompagnants.

L'énorme gratitude rappelée pour les divers personnels soignants qui travaillent de plus en plus dans des conditions difficiles, dans la mesure où les impératifs de gestion prévalent largement dorénavant sur ceux de soin, n'empêchent pas parfois les sentiments de crainte, de méfiance à son égard ; la nature et la gravité du mal expliquant ces appréhensions.

Ce dont on a en vue ici ce ne sont pas les maladies bénignes mais les affections graves, chroniques ou de longues durée comme les cancers … Comme le dit le sens commun à propos de l'hôpital " on sait comment on y entre, on ne sait pas comment on en sort ". Le schéma ci-dessous résume à lui seul les différentes possibilités.







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Le parcours d'une personne sur le chemin de la vie peut être interrompu par une maladie grave qui se présente comme un véritable mur-obstacle l'empêchant de continuer sa route existentielle.
Le personnel soignant est chargé avec sa compétence, ses outils technologiques, ses traitements, en un mot ses soins de l'aider à surmonter l'épreuve de la maladie.

Si, à l'issue de la relation thérapeutique, le "souffrant " se rétablit totalement et n'a plus besoin du soignant il retrouve son état antérieur et reprend son cheminement (
A ).

Mais il arrive aussi (
B ) que le patient reprenne sa route en n'ayant pas récupéré 100 % de ses capacités initiales. Le contrat tacite qui lie le médecin au malade dispose que le premier fera tout pour soigner le second quand c'est possible ou qu'il lui expliquera pourquoi il faut renoncer à tout traitement quand c'est devenu impossible. Seule " l'optimisation des résultats physiologiques" est alors recherchée. Bien qu'ayant fait l'objet de soins attentifs il ne faut pas s'attendre à être un jour totalement guéri si on escompte par là être débarrassé complètement et définitivement d'un mal physique ou moral. La rémission totale désirée est exclue ; c'est avec des séquelles que la vie continue.

Enfin en cas de pathologies trop lourdes et très avancées, malgré une progression considérable des possibilités thérapeutiques, on admet que le retour à la santé, dans l'état actuel des connaissances, n'est plus une option.
L'échec demeure et il est d'autant plus mal supporté qu'à l'époque moderne on s'est habitué à la performance et que celle-ci est revendiquée par le malade et sa famille comme un droit. Dans ce cas reprendre la route n'est malheureusement pas toujours possible et le parcours s'arrête au bord du chemin (
C ) …
** La maladie grave comme rupture

La santé c'est la vie vécue dans la paix et le silence des organes. En d'autres termes, une personne est en bonne santé lorsque sa relation immédiate à son corps ne se rappelle pas à elle ; la valeur de la santé n'est pleinement appréciée que lorsqu'on n'en dispose plus ou qu'on la retrouve après l'avoir perdue.
Les affections graves font perdre à la vie son caractère de projet, sa dimension relationnelle. Une existence n'est plus pleinement humaine, même sous une forme atténuée, lorsque la maladie grave recroqueville sur soi-même en faisant éliminer toute ouverture sur le futur dont on ne peut plus rien espérer.

Jacqueline Lagrée dans son ouvrage " Le médecin, le malade et le philosophe", ( 2017, p. 145-146 ) définit bien la maladie selon trois caractéristiques majeures.
C'est d'abord
une rupture du soi, en tant que perte de cette complicité immédiate que nous avons avec notre corps dans la mesure où ce dernier devient pour partie indisponible.

La maladie est ensuite
une rupture du temps : elle fait date ou événement ; il y a un avant et un après. Elle modifie la perception du temps : la personne souffrante est entre les mains des médecins ou des chirurgiens et plus généralement dans l'attente des soins : d'où l'appellation couramment employée de patient.

Enfin la maladie introduit
une rupture de l'illimitation des possibles lorsque la maladie interrompt des projets car toutes les capacités de la personne ne sont plus à sa disposition. Les possibilités du futur s'amenuisent alors peu ou prou.

Lorsque les bruits du monde ne parviennent plus au souffrant de pathologies lourdes…… et que ce dernier devra larguer prochainement les amarres qui le retiennent à ce monde, la notion de temps s'est évanouie. Le sujet atteint d'une grave maladie s'éloigne des autres : tandis que sa conscience s'estompe il perçoit de loin les gens autour de lui qui continuent à planifier leur existence. Quand les biens portants autour du malade dressent la liste de leurs envies, programment leurs activités, parlent des petits-enfants à garder et que le souffrant lui ne peut plus dresser celle, interminable de ses renoncements tels aller et venir sans rendre de compte, vaquer tout simplement aux affaires ordinaires de la vie, revoir des êtres et des lieux qui lui étaient chers. Dans ce cas l'existence est devenue un lent naufrage ; l'individu, emporté par une irrésistible lame de fond, sent en silence qu'il ne pourra pas reprendre pied.

** Retour sur l'asymétrie fonctionnelle de la relation de soin

La personne souffrante qui s'en remet aux mains des médecins est dépendante de leur verdict compte tenu des rapports asymétriques entre les soignants en général et les patients considérés comme des individus demandeurs de soins.

La maxime traditionnelle résumant la mission du soignant, " guérir parfois, soulager souvent, consoler toujours ", récapitule à elle seule les divers objets des soins.
Appliquant cet adage dans leur délicate pratique quotidienne d'excellents médecins se comportent en vrais soignants dévoués et aidants ; nous en avons rencontrés dans certains services possédant, au-delà de leur compétence médicale, un savoir-être avec les malades. Pour eux la conduite n'est certes pas facile à tenir ; le médecin est censé garder ses distances à l'égard des patients - et des autres soignants d'ailleurs - par ses compétences et ses pouvoirs, il pense ne pas appartenir au même monde qu'eux…
Malgré une progression des possibilités thérapeutiques de traitement de certaines pathologies, l'échec demeure et il est d'autant plus mal ressenti que les médias diffusent la performance et que celle-ci est revendiquée par le malade et sa famille comme un droit. La médecine n'apparaît plus alors toute puissante ; la mort ne devant plus apparaître comme une éventualité inévitable…




Chronique d'un petit journal d'un patient à l'existence sans réel avenir

Dans un service d'oncologie par exemple il y a ceux dont le mal a été diagnostiqué tôt et pour lesquels les traitements permettront une guérison ou du moins une rémission du mal ; il y ceux pour lesquels les médicaments anticancéreux sont relativement impuissants à guérir la maladie ; dans ce cas les traitements n'ont pour objectif que de prolonger la vie des patients de façon plus ou moins longue… Dans un tel service le monde initial des personnes gravement malades se rétrécit vite...


Avant que la trajectoire vitale ne s'interrompe il y a eu les mois, les années de déplacement à l'hôpital de jour pour les séances régulières de perfusion. Lorsque l'on se se rend au service d'oncologie pour la séance de traitement il est difficile de ne pas prendre conscience de la dure réalité quand on voit autour de soi les signes les plus courants du cancer que sont toutes les têtes portant bonnets, fichus, perruques. A part celles et ceux dont les tumeurs auront été diagnostiquées assez tôt lesquels pourront espérer une rémission nombre de ces personnes sont des mourants en sursis, dont l'existence va prendre fin dans un temps certes incertain mais toutefois à une échéance plus ou moins inévitable.

Ces visites régulièrement programmées, dans les cas les plus lourds, ne sont pas aussi simples que cela paraît de façon purement administrative. Lorsque le patient est devenu totalement dépendant il est à la merci des autres déjà pour le transport. Les ambulanciers, ces femmes et hommes aimables, avec oxygène, lit roulant, véhicule, vous transfèrent, gentiment et avec compétence, au-delà de la frontière des biens portants, dans une contrée différente, faite de prises de sang, d'examens d'urine, de déplacements anxiogènes pour des examens d'IRM, d'échographies, de scanners, puis de traitements avec l'enregistrement préalable des fameuses constantes : tension artérielle, température, fréquence cardiaque, respiration. Tout nouveau rendez-vous médical nécessite un nouveau bilan générateur d'angoisse.

Les jours de survie passent, engloutis par la multiplication des corvées d'examen, de médication, d'alimentation, de soins personnels, de passages éclairs de médecins, de visites prolongées des kinésithérapeutes, voire de psychologues, esthéticiens, diététiciens.
Parfois on vous annonce l'arrêt complet du traitement pour quelques semaines : ouf de soulagement. La chimie prescrite semblerait-elle permettre d'endiguer la maladie ou d' espérer une rémission totale ? Il ne faut pas rêver à la guérison certes mais on se met à espérer à l'absence d'invasion générale …
Après cette pause la fichue chimiothérapie reprend….La vie dépend largement des décisions des médecins de prolonger le traitement ou non selon des critères que l'on ne connait pas,
On finit douloureusement par comprendre qu'il ne fallait pas s'attendre à être un jour guéri si on entend par là être débarrassé complètement et définitivement d'un mal .


Lorsqu'on est atteint d'une maladie mortelle, le temps est occupé à se préparer à la mort avec courage dans l'adversité. "Je ne suis pas en train de lutter ou de me battre contre le cancer - c'est lui qui lutte contre moi pourra écrire Christoppher Hitchens ( p. 97 ) qui poursuit avec la " sensation vertigineuse d'être poussé en avant dans le temps à coups de pied, catapulté vers la ligne d'arrivée ".

Si l'on n'est plus assez optimiste dans l'espoir d'une guérison, des relations, sans doute bien intentionnées mais qui remuent le couteau dans la plaie, vous proposent de meilleurs médecins, de nouvelles thérapies auxquelles on recourt ici ou là et dont parlent les médias. Ainsi l'immunothérapie est particulièrement populaire chez eux en ce moment, sans qu'ils sachent en quoi elles consistent et à quel genre de cancer elle convient et à quel stade de son évolution. La médecine connaît certes de nouvelles avancées et de nouveaux traitements commencent à être entrevus mais ils arriveront trop tard pour beaucoup…
En réalité la médecine dans son état présent et malgré ses progrès, ne peut pas faire mieux que prolonger un peu l'existence, c'est-à-dire accroître la quantité de vie possible par rapport à ce qu'elle aurait été si aucun traitement médical n'avait été adopté.

Un moment arrive où le traitement est arrêté sans explication…
On convainc d'abord l'interne de continuer encore une fois puisque l'on est là pour cela…Lors de la visite suivante le médecin responsable décrypte ses écrans ; on perd du poids, on ne s'alimente plus que de cuillères d'eau gélifiée …; on surprend alors le regard d'une infirmière qui se tourne vers l'accompagnant que vous êtes avec compassion … Cette histoire sans paroles est lourde de sens alors qu'envers et contre tout vous espériez toujours …
" Dans la question débattue de la vérité due au malade, c'est que cette vérité est souvent tragique, qu'elle ne concerne pas un état transitoire, une crise passagère, comme dans le cas d'une maladie bénigne où dire la vérité va de soi, mais bien le plus souvent une maladie mortelle au traitement aléatoire, dire ou apprendre la vérité en ce cas, c'est se placer brutalement devant notre être mortel, c'est affronter notre finitude que nous tenions quotidiennement par notre travail, nos projets, nos attentes, nos espoirs ; cela vaut pour le patient qui voit brutalement son horizon de futur bouché par un mur infranchissable, comme pour le médecin qui éprouve là les limites de son pouvoir thérapeutique" ( Jacquline Lagrée ).

Quand on ne peut plus tenter de guérir et d'agir sur les causes du mal, la maladie étant devenue incurable en phase terminale, il ne reste plus qu'à attendre qu'une place " se libère " dans un service de soins palliatifs. Là on prend soin de la personne même du malade en ne se préoccupant pas seulement de la maladie.
Le personnel soignant est attentif avant tout au confort du patient en tentant de transformer une situation physiquement et moralement insupportable en une fin de vie beaucoup plus paisible, plus sereine. Par des soins actifs on prend en compte la globalité de la personne, douleur physique et angoisse psychique, pour soulager les symptômes. Leur visée est de permettre au processus naturel de fin de vie de se dérouler dans des conditions aussi bonnes que possible en préservant la lucidité et les capacités relationnelles du malade et en lui épargnant le plus possible la souffrance. Lorsque le personnel soignant dévoué et attentif sentira à son tour qu'il ne peut plus rien faire ( le froid aux pieds qui monte de plus en plus haut ..) vous vous entendrez dire avec respect " c'est maintenant le temps de la tendresse " , on comprend alors que la trajectoire vitale est proche de son terme…


* Le malade comme personne-sujet et non seulement en tant que cas-objet de soins

La médecine exige l'union de la connaissance scientifique et du sens singulier du ressenti vécu par le malade et de la pathologie diagnostiquée.

La difficulté est de concilier, d'une part, la spécialisation des compétences et la logique de soin et, de l'autre, la considération du patient en tant que personne globale, unifiée.
En effet, pour mieux agir sur la maladie, la médecine la rend anonyme, indifférente à l'homme qu'elle affecte et qui se remet lui aux mains des soignants. Le corps du patient est largement fragmenté en organes séparés dont les affections sont de plus en plus représentées par des images sur des écrans. Les activités technologiques qui permettent une meilleure information n'en sont pas moins source d'anxiété pour le patient.
En oncologie, les cancers sont traités si ce n'est pour une guérison, c'est au moins dans l'espérance d'une rémission ou d'un allongement de la durée de vie des patients. On applique des protocoles de traitement. Dans les facultés de médecine sont enseignées avant tout la pathologie, le diagnostic et la thérapeutique ; on n'enseigne généralement pas la compréhension et l'attention des personnes en tant que telles.
Au cours des études médicales le passage dans des services de pointe fragmente la perception que les étudiants ont des patients en leur présentant chaque spécialité comme un domaine de développement technologique.
En effet, au fil de leurs études les étudiants se désensibilisent et sont amenés à perdre leur empathie ; divers sentiments peuvent se faire jour : stress professionnel, aperçu de l'intensité de la souffrance humaine et impression d'impuissance à la combattre, enfin repli émotionnel destiné à se protéger…

Pour le professionnel de santé devoir annoncer une maladie grave à un patient est une tâche délicate. Pour reprendre l'image du schéma précédent la personne souffrante se heurte à un mur au pied duquel on constate combien il est un obstacle haut et difficile à franchir.
Pour le patient l'annonce d'une pathologie grave, comme un cancer, est toujours une mauvaise nouvelle perçue à juste titre comme une violence. L'annonce nécessiterait attention, des précautions, un soutien, un accompagnement d'autant plus importants que les perspectives de traitement sont plus limitées.
Ne pas manifester d'empathie pour le patient, c'est éviter de ressentir son désespoir. La réussite du médecin c'est de parvenir à s'effacer, c'est qu'on n'ait plus besoin de lui. Avant d'asséner comme un terrible coup de massue que plus rien ne peut être fait, l'idéal du point de vue du souffrant est que le médecin puisse manifester un peu de compréhension pour le patient en regardant la maladie et le protocole de soins, non pas seulement à travers ses yeux de professionnel, mais à travers les yeux du malade …


Pour le médecin la pathologie est toujours celle des autres ; la perspective médicale traditionnelle se transforme en une vision personnelle lorsque le médecin devenu lui-même patient se trouve endosser le rôle de la personne souffrante. C'est l'expérience que relate Sylvie Froucht-Hirsch dans ses " Chroniques d'un médecin malade d'un cancer " ( 2012 ). L'absence de symétrie dans le savoir n'autorise pas l'indifférence envers celui qui a peur et qui souffre.
Qu'on le veuille ou non l'utilisation du mot cancer rapproche de la mort ; avant le terrible mal on ne pensait pas réellement à la fin de la trajectoire vitale.
Certes le manque de personnel et de moyens peuvent expliquer certains comportements mais cela n'excuse pas certaines attitudes que des médecins eux-mêmes ont pu qualifier de maltraitance.
Un soignant peu chaleureux qui entre sans frapper dans une chambre et laisse la porte ouverte pendant les soins c’est déjà une forme de maltraitance médicale couramment dénoncée. Ou encore la visite de certains chefs de service qui consultent le dossier du cas X en s'adressant à l'interne et à un groupe d'étudiants parfois rigolards sans même un regard au malade alité c'est ne pas traiter ce dernier comme une personne.
Ne doit-on pas témoigner à ses patients un minimum d'humanité et de considération ? Ne faudrait-il pas mentionner aussi la pratique de la médecine à double vitesse de certains praticiens hospitaliers : alors qu'il faut attendre des mois un rendez-vous en consultation publique alors qu'en consultation privée un rendez-vous dans la semaine peut-être accordé .
Ce sont ces petites attitudes qui a fait dire à un de leurs confrères, Martin Winckler : " Ces médecins là ne sont pas des soignants, mais des brutes, camouflées derrière leur blouse blanche" ( 2017, p. 52 )

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