De la gula à la luxure.
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Dans un monde couramment tenaillé par la faim les îlots de goinfrerie que constituent certaines tables de privilégiés trouvent dans les événements les plus variés de nombreuses occasions de festins et banquets. Une table bien fournie est un indéniable signe de distinction sociale.
La gula ( la gourmandise ) peut être considéré comme l'un des sept péchés capitaux qui consiste à faire ripaille. L’Ecriture condamne ceux-là qui n'ont pas su donner à manger à celui qui avait faim et à boire à celui qui avait soif : ne pas reconnaître Dieu dans la figure du pauvre affamé, assoiffé, malade ou prisonnier, étranger ou dévêtu, exclut de l'amour divin.
Le pas est vite franchi entre la goinfrerie, la beuverie et la luxure. Le souci excessif du corps conduit à négliger la partie spirituelle de l'existence humaine.
Au Moyen Age le corps est contraint par les normes édictées par l’Eglise - institution en situation dominante - mais il résiste cependant à son refoulement total.
Carnaval c’est la bouffe, les plaisirs du ventre et de la chair, en un mot le gras, bombance, mascarade. Autrement dit tout ce que l’Eglise réprouve. Gourmandise, beuverie et luxure s’opposent à abstinence et continence.
Pour Berthoud de Ratisbonne, célèbre prédicateur allemand du XIIIe siècle cette manière d’agir touche toute la société : « les goinfres avalent en une journée ce dont pourraient vivre trois ou quatre personnes. Quand dix d’entre eux sont ensemble, ils gaspillent en un seul jour ce qui conviendrait fort bien à quarante personnes qui, elles, sont obligées d’épargner cette nourriture, dont leur corps manque.. » ( Jean Verdon, 2015, p.116 ).
Saint Grégoire avait déjà exprimé un lieu commun des théologiens : « Tout le monde sait que la luxure naît de la gourmandise puisque, dans la disposition même des organes, les organes génitaux sont situés sous le ventre. Lorsque ce dernier se remplit de manière déréglée, il est inévitable, que les autres s’excitent aussi à la concupiscence » (Florence Colin-Goguel, 2008, p.153 ).
Les imagiers des temps romans ont parfois associé la luxure à la goinfrerie et à la beuverie.
Ainsi le glouton mangeur de galette dans le plus simple appareil symbolise deux péchés: la goinfrerie et le péché de la chair.
Eglise Saint-Blaise, Givrezac, Charente-Maritime
- De la bonne chère à la chair il n'y aurait qu'un pas vite franchi...; à trop accorder d'importance au corps l'homme risque d'oublier une dimension majeure de son existence, la part spirituelle de son être.
- Les beuveries, comme les repas copieux, ont une grande importance dans la vie sociale ; nombreux étaient ceux qui consommaient du vin sans modération.
Eglise de BONNES, XIIe siècle, ( Vienne ).
L'ivrognerie est un des vices majeurs de l’iconographie romane. Nombreux sont les modillons représentant des personnages buvant à leur tonnelet.
Eglise de MARIGNAC, XIIe siècle ( Charente-Maritime ).
L’image de l’homme qui abuse de la boisson est souvent figurée dans la population des modillons.
Eglise Saint Amand, Saint-Amand-Montrond, Cher.
Une évocation courante dans le joyeux peuple des corniches des édifices : un homme boit directement à son tonnelet.
Le grand buveur peut associer également deux péchés : péché de chair et beuverie peuvent être mêlés.
Eglise de Givrezac, Charente-Maritime.
Un personnage cornu, la tête rentrée dans les épaules, tient son tonnelet ; ses jambes écartées laissent voir ses attributs masculins.
Eglise de Béceleuf, Deux-Sèvres
Si on passe de la Saintonge au Poitou on retrouve ce même type de représentation : un ivrogne tient son baril sous lequel dépasse son sexe.
Par ces compositions scéniques les imagiers n’invitent-ils pas les fidèles à penser que les abus d'alcool, au même titre que la goinfrerie, peuvent être à l'origine de bien des écarts de conduite ? Le souci excessif du corps conduit à négliger la dimension spirituelle de l'homme.
L'artiste roman inscrit tout à la fois dans la pierre, avec plus ou moins de talent, la faute et sa dénonciation. Ces représentations entendent-elles constituer un moyen d'enseignement des populations ?
A cet égard les images d’individus aux comportements déviants - gloutonnerie, beuverie, luxure - pourraient relever d'une logique généralisée du modèle et du contre-modèle.
Ces images ne manquent pas d'abord de poser la question de la part de liberté des sculpteurs face aux prescriptions des commanditaires à moins qu'il soit nécessaire d' envisager que les pouvoirs ecclésiastiques eux-mêmes aient souhaité l'insertion de certaines figurations apparemment scabreuses dans les programmes iconographiques religieux traditionnels.
Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler aussi qu'à l'époque le sacré et le profane coexistaient pour une part dans l' église qui était le lieu de rencontre du village ; rappelons-nous les caquetoirs que l’on retrouve parfois dans certaines édifices, ces abris devant l'entrée d'une église où les paroissiens se réunissaient pour bavarder. Cela expliquait les caractéristiques spécifiques - profane et sacrée - des thèmes iconographiques du patrimoine religieux de l'époque.
Alors quel peut être le sens de ces images à caractère licencieux ? Remarquons d’abord que ces nombreuses sculptures obscènes rencontrées dans de nombreuses églises du Moyen-Âge n'ont jamais été expliquées de façon entièrement satisfaisante.
Il n’y a pas d’accord entre les spécialistes à leur sujet ; d'ailleurs il semble qu'une attention très relative ait été accordée le plus souvent à cette délicate question. Les hypothèses interprétatives de ces représentations à caractère licencieux sont de différents ordres.
- Pour Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar, Vincent Jolivet, non seulement les autorités religieuses ont produit des images officielles des bons comportements, mais plus encore ce sont ces mêmes commanditaires qui seraient expressément à l'origine des représentations des pratiques qu'elles condamnaient le plus.
Au Moyen Âge les scènes des transgressions sont globalement des images de norme, elles sont là à titre moralisateur. Elles sont produites par les commanditaires dans une logique didactique reposant sur l'image du mal.
En un sens de telles figurations feraient partie de l'ordre. Le maintien de l'ordre passe ici par l'image de ce qu'il ne faut pas faire. L'autorité médiévale estime que les comportements conformes aux valeurs normatives - les modèles - sont plus aisément favorisés par la représentation de ce qu'il n'est pas permis de faire - les contre-modèles. Dans cette perspective l'anormal semble pouvoir renvoyer à la norme édictée par l'Eglise, source majeure des valeurs morales.
Abbaye Sainte-Foy, Conques, Aveyron.
Détail du tympan :scène du Jugement dernier ; à chaque vice est associé un type de torture. Hissé par les pieds un ivrogne rejette toute sa boisson.
Abbaye Sainte-Foy, Conques, Aveyron.
Détail du tympan : scène du Jugement dernier ; à chaque vice est associé un type de torture. Un démon plonge un damné dans un chaudron ; on peut voir dans cette représentation la punition d'un être ayant péché par gourmandise.
Cathédrale Saint-Pierre, Angoulême, Charente.
Sur la façade richement travaillée on peut trouver un réprouvé et un diable liés, derrière les arcatures qui les encadrent, par le long crochet. Par l'intermédiaire de cet instrument le démon tourmente l'homme assis sur un siège curule qui a péché par la bouche.
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