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" Toute action est suscitée par l'âme, et le visage est l'image de l'âme,
les yeux ayant le rôle de l'indiquer "
Anca Vasiliu ( 2011, p. 44 )


Regards. Portail, Beaulieu-sur-Dordogne, Corrèze.


Vous avez dit " regard " ?
Dans un site précédent nous avons rappelé et montré par l'image que le visage renvoie à la singularité de la personne.

Quand on sait que dans une rencontre tout passe d'abord par le regard qu'en est-il maintenant de manière spécifique du jeu des regards tels que les sculpteurs romans ont pu les ciseler sur les façades comme à l'intérieur des églises des XI-XIIe siècles ?
Pour un un artiste le visage est la partie la plus expressive de l'être humain. Saisir le regard constitue une des difficultés majeures de la réalisation de leur œuvre. Provenant du tréfonds de l'âme les yeux avec leurs caractéristiques propres, placés différemment sur chaque visage, permettent à chaque être humain une certaine lecture du monde qui l'entoure en même temps qu'ils interpellent le propre regard de celui qui leur fait face. Ils seront ciselés en volume ou en creux, soulignés par les paupières, parfois exécutés par un trépan et remplis de plomb…Les divers procédés d'exécution des yeux dans la sculpture dépendront tant des besoins d'expression à réaliser que des moyens techniques de l'époque.
Un premier exemple peut être donné par l'évocation de la danse de Salomé lors du festin donné par Hérode.




https://www.pinterest.fr/pin/537687642991221202 Lara
Chapiteau du cloître de la cathédrale Saint-Etienne déposé au Musée des Augustins, Toulouse.

Lors du repas Hérode regarde avec concupiscence Salomé qui a consenti à danser devant lui. Le regard qu'Hérode pose sur la danse de sa belle-fille provoquera, à l'instigation d'Hérodiade, la mort de Jean-Baptiste.



Chapiteau. La Sauve-Majeure, Gironde.

Le corps cambré, Salomé, fille d'Hérodiade, danse de manière très suggestive devant Hérode qui se frise la moustache de satisfaction ; son regard montre son inclination aux plaisirs sensuels.

En bref, en laissant un sculpteur s'exprimer " défiant le temps, porteurs de messages, les yeux gravés par le sculpteur sur son œuvre, avec ses outils et sa sensibilité, continuent à vivre, comme s'ils se modelaient, se modifiaient dans un mystérieux dialogue avec notre propre regard " ( Bernard Perrin, 1999, p. 7 )

Du sensible à l'indicible
Des scènes historiées d'inspiration religieuse essaient, par le biais de la proximité d'un visage, par le jeu des regards et des mains d'exprimer l'au-delà de ce monde.
L'art roman exprime également une association entre le visible du support, le sensible du décor figuré et l'immatériel, l'invisible de l'évocation théologique. C'est le cas lorsque les sculpteurs cherchent à exprimer l'indicible par l'intermédiaire de visages et le jeu de regards d'hommes, de femmes ou d'enfants.
Pour reprendre l'expression d
'Olivier Clément, poète et théologien orthodoxe, " chaque visage permet un affleurement de l'infini " ( 2011, p. 32 ). C'est du moins le cas lorsque les plus grands artistes ont su métamorphoser un visage d'homme en véritable présence d'au-delà de ce monde par la parcelle de lumière céleste qu'il laisse entrevoir. Certaines représentations de pierre ( ou peintes ) particulièrement réussies réagissent incontestablement sur l'affect car, par leur présence, elles sollicitent l'attention, la retiennent. Une sorte de dialogue s'établit alors entre l'œuvre et l'observateur. Par la mise en page, la structure générale, l'harmonie l'artiste de génie parvient à mener l'observateur au-delà du visible pour atteindre l'invisible. Il en est ainsi avec cette splendide figure du tympan de l'abbatiale de Moissac.


Le regard du Christ du tympan de l’abbaye Saint-Pierre de Moissac, Tarn-et-Garonne.

Un véritable abîme de sens se dégage de ce visage. Laissons Michel Claveyrolas exprimer admirablement la véritable présence d'au-delà qui émane de cette figure du tympan de Saint-Pierre de Moissac. " Le Christ, avec ses yeux qui regardent le fond de moi-même, depuis le fond de lui-même, se projette au-delà de la matière de la sculpture, corps glorieux inaccessible aux meurtrissures des éléments et des hommes, âme de pierre éternelle, transcendant l'adoration dont il est l'objet ". " L'œuvre d'art est une piste d'éternité " a-t-on pu écrire. Ce visage rendu intemporel ne peut plus être vu uniquement comme image ; il exprime au plus haut degré " la compassion, la sérénité, la divine humanité, comme aucun Bouddha ne le fera jamais. Les Bouddha méditent, mais cette pierre du Quercy est une pensée - profonde surface " ( Les pistes d'éternité, 2004 ).
A ce degré de perfection, une telle image est dotée d'une puissance d'effet qui ne peut laisser quiconque insensible, indépendamment des valeurs dont chaque être humain se prévaut. Encore faut-il ne pas oublier que pour l’homme des XI-XIIe siècles l’imagerie romane n’est pas encore indépendante de la spiritualité. Par suite, pour être pleinement appréciée elle doit être replacée dans l’éclairage de la lecture des choses d’en haut.
Devant le Christ du tympan de Moissac on a l’impression que ce que l’artiste a sculpté, avec une vérité peu égalée, c'est un regard.


Regard d'apôtre. Pilier d'angle cloître de San Domingo de Silos, Castille, Espagne.

Au final, certains maîtres-sculpteurs - ou peintres - ont réussi à représenter tout à la fois, plus que d’autres, le perceptible et l’insaisissable. Au-delà de la vue immédiate des personnages sourd un aperçu des mystères du salut. Ces visages, irradiant une lumière venue d’ailleurs, participent par les sens et l’âme à la sainteté de Dieu.
En ces temps romans, de tels visages d’hommes et de femmes, particulièrement aboutis, conduisent le croyant à la rencontre de son Dieu ; ces figures humaines médiévales parviennent à ouvrir sur l'autre monde par rapport auquel elles s'ordonnent.
Pour l'homme du XIIe siècle, ces visages veulent exprimer l'indicible même si, pour l'homme contemporain, sensible à une certaine forme d'esthétisme, seule demeure, le plus souvent, la seule beauté du matériau métamorphosé par la main de l'artiste. En d'autres termes, les grandes œuvres particulièrement abouties dépassent en quelque sorte ce qu'ont pu penser leurs créateurs. Parce qu'elles stimulent les esprits elles constituent des approfondissements, des pensées à partir des textes. Les grandes œuvres romanes sont des pensées en images, ce sont des méditations plastiques sur les textes, et même à partir des textes. Plus que des auxiliaires des récits, les images en déploient les richesses. Elles ne traduisent ni ne détournent le sens : elles révèlent la profondeur des textes en les associant plus audacieusement que ne le feraient les mots.
Ce que nous percevons par les sens fait naître des pensées, qui, à leur tour, suscitent le désir de revenir contempler l'œuvre qui nous paraît toujours nouvelle.
Ainsi, à suivre
Michel Claveyrolas, le génie consiste à produire des objets inépuisables, en ce qu'ils nous donnent toujours l'impression qu'une prochaine perception mettra en lumière des aspects encore inconnus, engendrant des discours imprévisibles. Ce que l’homme d’aujourd’hui, croyant ou non, ressent face à ces images n’a sans doute que peu à voir avec les croyances d’un temps si distancié de nos façons d’être et de concevoir. L’essentiel pourtant demeure, le rapport à l’indicible que chacun exprime à sa manière. Les grandes images romanes, sources intarissables de pensées et de joies esthétiques, s'offrent aux regards émerveillés, engendrant une délectation sans satiété.
Les maîtres-tailleurs romans ont réalisé des visages tournés vers l'Ailleurs avec des regards qui sont les agissements de l'âme. Dans cette perspective, le visage peut être dit l’image de l’âme, les yeux remplissant la fonction de la signifier. Le regard est ainsi mis en relation avec l'âme et avec l'action.

Par-delà la différence des talents et des styles, le jeu des ateliers et des préférences régionales, sans omettre l'influence de la nature même des matériaux travaillés, ces galeries de regards sculptés entendent modestement jeter quelques coups de projecteur sur la riche diversité et la formidable créativité inventive des maîtres-sculpteurs de la période romane.