ECHOS DE QUELQUES REPRESENTATIONS ARTISTIQUES
MEDIEVALES ULTERIEURES


Pour qui s’intéresse fondamentalement au temps des pierres romanes il peut paraître hors de propos d’accorder une place complémentaire à des figurations artistiques débordant les X-XIIe siècles. Certes, de longs développements seraient naturellement hors sujet.
Toutefois le paradis a une histoire, qui est celle de ses représentations successives. C’est parce que ces évocations sont en lien étroit avec l’ensemble des transformations sociales qu’elles nous ont paru justifier de se faire l’écho de certaines figurations gothiques ou s’inspirant encore de l’art roman.
Par comparaison, les caractéristiques des évocations proprement romanes seront mieux mises en lumière. Même si la séparation entre les justes et les réprouvés se présente sous une forme proche du roman les corps des bienheureux peuvent avoir des proportions plus justes et une souplesse éloignée de la gestuelle romane.

Au préalable un clin d’oeil à quelques sommets de la vision médiévale du monde représentée par une figuration imaginaire et allégorique du ciel chrétien est enrichissante à plus d’un titre. Ces oeuvres, au-delà de leur intérêt propre, présentent l’avantage de rendre compte de la figuration de l’empyrée, ce que ne permettent généralement pas de façon aussi explicite les sculptures.

Appréhendé pendant des siècles comme un «  lieu » et situé comme tel dans les sphères célestes supérieures, le paradis finira, du fait des cheminements intellectuels et des avancées scientifiques des siècles suivants, par ne plus coïncider avec le firmament.

care-of-the-sick-650

** Dans le tableau de Domenico di Michelino à la cathédrale de Florence, Dante Alighieri présente sa " Divine comédie " ( écrite entre 1307-1321 ) ouverte devant la représentation symbolique du thème de son chef-d'oeuvre. Au fond de la toile le paradis terrestre en hauteur au sommet du purgatoire, sur la droite, la cité florentine, sur la gauche, l’enfer. Les populations saisissaient que le jardin d’Eden quoique inaccessible n'avait pas disparu pour autant.


Le poème de Dante est tout entier fondé sur le symbolisme de l’ascension du fond du purgatoire jusqu’au paradis terrestre, puis de celui-ci jusqu’à l’empyrée de «  pure lumière » où demeurent Dieu, les anges et les bienheureux. Le voyage du poète, accompagné de ses guides successifs, est une ascension vers la rose céleste et la contemplation béatifique. Après avoir parcouru neuf sphères célestes concentriques dans lesquels demeurent selon leurs mérites les hommes sans péchés, Dante parvient au dixième ciel ( l’empyrée ) et s’éteint totalement en Dieu, «  l’Amour qui meut et le Soleil et les autres étoiles ».

dante_rose_celeste2

Poème de « La rencontre avec Dieu »
Dans la profonde et lumineuse subsistance De la haute Clarté, trois cercles m'apparurent, De trois couleurs mais d'une ampleur égale ;
Comme Iris l'est d'Iris, le second paraissait Le reflet du premier, et le troisième un feu Egalement exhalé des deux autres.
Pour ce que je conçois, ah ! combien la parole Est pauvre et faible ! et ce que conçois, Près de ce que j'ai vu, est aussi peu que rien.
Eternelle Clarté, qui seule en Toi résides, Es seule à Te comprendre, et qui Te comprenant Et comprise de Toi, T'aimes et te souris !
Quand mon regard l'eut un peu observé, Ce cercle, qui semblait un reflet lumineux Que Tu aurais en Toi-même conçu,
Et son volume et de sa propre teinte De notre image apparut figuré ; Aussi ma vue se plongea-t-elle en Lui.
Ainsi qu'un géomètre appliqué tout entier A mesurer le cercle et qui point ne découvre Sans sa pensée le principe qu'il faut,
Je me troublai devant cette merveille : Je voulais voir comment au cercle s'unissait Notre image et comment elle y est intégrée.
Mais point n'auraient suffi mes seules ailes, Si mon esprit n'avait été frappé Par un éclair, qui mes vœux accomplit.
Ici ma fantaisie succomba sous l'extase. Mais déjà commandait aux rouages dociles De mon désir, de mon vouloir, l'Amour
Qui meut et le Soleil et les autres étoiles
------------------------

** Au siècle suivant, dans cet extrait de son Jugement dernier Fra Angelico ( vers 1431, musée san Marco à Florence ) a tenté d’évoquer le jardin éternel.

Fra_Angelico_0092

Le sommet de la toile représente l’empyrée avec le Christ trônant en majesté ; des anges et des saints auréolés l'entourent.
Des feuillages paradisiaques séparent ce premier groupe sagement immobile contemplant le Seigneur en majesté du registre inférieur représentant, d'une part, un second groupe composé de justes accueillis par des anges pendant que d'autres anges dansent avec des saints auréolés en se donnant la main.
Il convient de noter le caractère très vivant de cette seconde composition scénique par rapport à l’immobilité de ceux jouissant déjà de la vision béatifique.

Il convient peut-être voir dans la différence de traitement de ce
dédoublement une évocation de la distinction primitive d'un paradis constitué de deux niveaux.
L'étage inférieur, sorte d'espace intermédiaire de repos des âmes entre terre et ciel. C'est à ce jardin paisible des justes en attente de l'éternité bienheureuse que ferait allusion certains Ecrits Intertestamentaires comme le Quatrième livre d'Esdras ( après l'an 70) et les Apocalypses de Pierre (années 132 – 135) et de Paul (probablement du milieu du IIIe siècle).
L'étage supérieur correspondant au royaume des cieux, lieu de bonheur éternel définitif des élus après la résurrection des morts et le Jugement dernier.
Cette croyance entre deux Edens fut couramment répandue dans l'Eglise des premiers siècles.

______________


Le paradis dans la sculpture des XIII-XIVe siècles


L’horizon du chrétien c’est la contemplation de Dieu. Lors du Jugement dernier les élus ( les brebis ) et les réprouvés ( les boucs ) seront séparés. Les premiers jouissant dans leur corps glorieux de la béatitude céleste tandis que les seconds seront tourmentés dans leur corps et dans leur âme. A l’époque médiévale, hommes et femmes vivaient avec ce bruit de fond permanent. Par ailleurs, sachant que le corps, vecteur de la faute originelle et des vices est aussi le corps des vertus et du salut, les corps des justes et des réprouvés doivent-ils être représentés nus ou habillés ? Telle était la question que se posaient les théologiens médiévaux.
Le grand questionnement de l
'évêque Honorius d' Autun au XIIIe siècle en est un bon témoignage :
" les saints seront-ils habillés ou nus ? "
La solution la plus purement théologique est celle de la nudité puisque, après le Jugement dernier le péché originel sera effacé pour les élus. Cette thèse est fortement soutenue par saint Augustin au motif de l'innocence retrouvée et de la totale absence de honte. Le vêtement étant un effet de la Chute, comme on l'a vu plus haut, il n'est pas utile de le montrer.
Pour d'autres, en revanche, la nudité est moins affaire de théologie que de pudeur et de sensibilité.
Les deux positions méthodologiques sont soutenues et soutenables.
Les divers ateliers de sculpture ont témoigné dans la pierre, à leur façon et avec leur style propre, de ces interrogations et de ces positions. Les justes seront le plus fréquemment représentés habillés lors de leur accession à la béatitude céleste, le vêtement figurant en quelque sorte leur corps glorieux. Les réprouvés conserveront, en revanche, le plus souvent, dans les tourments infernaux l'état de nudité qu'ils avaient à la sortie du tombeau.
Le discours des clercs autour du thème de la nudité, de la honte et du péché d'ordre sexuel a si fortement imprégné les mentalités que les tailleurs de pierre, malgré les textes théologiques, ne se sont pas résolus à ne pas habiller les justes.

En revanche, lorsque les anges sonnent de la trompette les corps ressuscités sortent de leurs tombes soit nus ( à Bourges, Poitiers ) ou vêtus ( Paris, Strasbourg ).
Ces quelques éléments de statuaire montrent à la fois les parentés et les différences d'un édifice à l'autre dans la manière de représenter le même thème.
De même, les différences de composition entre roman, gothique et transition entre le roman et le gothique peuvent apparaître à divers niveaux : harmonie plus ou moins grande de la composition, les attitudes figées ou en mouvement, les visages impassibles ou plus expressives, stylisation des habits et de leurs plis...
N'oublions pas non plus qu'un édifice gothique peut comporter des éléments réemployés provenant d'une construction antérieure romane.

__________________