Le monde des « jongleurs »
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En ville les jongleurs étaient partout où les badauds pouvaient s’attrouper: sur un pont, au coin d’une rue exhibant leurs multiples talents : chanter une laisse épique, montrer des animaux, escamoter des noix de muscade…
Le dimanche et aux jours de fête, dans les cités et les villages, les jongleurs faisaient danser les jeunes gens et ils divertissaient les bourgeois dans leurs demeures.
Ils accompagnaient aussi les pèlerins dans leurs voyages, égayant les routes et les étapes.
On les trouve sur le parvis des églises aussi bien que dans les châteaux.
Ainsi, bateleurs, acrobates, danseurs et musiciens, manipulateurs de balles et d’épées, équilibristes ou escamoteurs offraient aux hommes et aux femmes de l'époque médiévale leurs principales distractions.
La présence de cet amuseur public qu’est le jongleur, dans tous les lieux et les milieux de la société médiévale, fait même dire à Martine Clouzot qu’il joue « un rôle d’intermédiaire culturel » ( BUCEMA Numéro Hors série n° 2, 2008 ).
Jongleur du XIème siècle (Bnf, Latin 1118, fol 107v)
http://www.le-limousin-medieval.com/
☞La figure du jongleur, contre-modèle moral.
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Vous avez dit jongleur ?
Alors qu’est-ce qu’un jongleur à l’époque médiévale ? Diez a pu rassembler sous l’étiquette de jongleurs « tous ceux qui faisaient de la poésie ou de la musique un métier ». Toutefois cette définition exclut nombre de personnages tels le faiseur de tours ou le bateleur.
Edmond FARAL, auteur d’un travail fondamental sur les jongleurs en France au Moyen Age, ( 1916, 2010, p.1) nous dit que la formule est beaucoup trop étroite.
Le jongleur « … c’est un musicien, un poète, un acteur, un saltimbanque ; c’est une sorte d’intendant des plaisirs attaché à la cour des rois et des princes ; c’est un vagabond qui erre sur les routes et donne des représentations dans les villages ; c’est le vielleur qui, à l’étape chante de « geste » aux pèlerins, c’est le charlatan qui amuse la foule aux carrefours ; c’est l’auteur et l’acteur des » jeux » qui se jouent aux jours de fête, à la sortie de l’église, c’est le maître de danse qui fait « caroller » et baller les jeunes gens ; c’est le « tabouret », c’est le sonneur de trompe et de « busine » qui règle la marche des processions ; c’est le conteur, le chanteur qui égaie les festins, les noces, les veillées ; c’est l’écuyer qui voltige sur les chevaux ; l’acrobate qui danse sur les mains, qui jongle avec des couteaux, qui traverse des cerceaux à la course, qui mange du feu, qui se renverse et se désarticule ; le bateleur qui parade et qui mime ; le bouffon qui niaise et dit des balourdises ; le jongleur, c’est tout cela et autre chose encore » ; - quand nous aurons fourni cette longue définition, nous n’aurons pas tout dit » nous avertit l’auteur.
Tantôt musiciens, tantôt acrobates, ils font toutes sortes de manipulations, de cascades et de tours, ils chantent les œuvres, les récitent voire les jouent, en menant fréquemment une existence itinérante.
Ces jongleurs dont les aïeux remontent aux temps les plus reculés des civilisations anciennes, sont ainsi des êtres aux talents multiples qui « faisaient profession de divertir les hommes »p. 2. C’est cette formulation plus générale et plus englobante proposée par E. Faral, qui semble la plus pertinente pour saisir le jongleur médiéval.
L’Eglise médiévale et le jongleur.
Crédit photo : Ministère de la culture ( France )-Médiathèque de l’architecture et du patrimoine-diffusion RMN
A l’église Saint-Hilaire de Foussais-Payré, Vendée, le portail dispose d’une voussure pouvant être interprétée comme marquant l’opposition entre des êtres saints et d’autres fort éloignés du ciel.
Au sommet de la voussure est figuré un Christ bénissant, un ange et les symboles des Evangélistes : à gauche, un lion ailé ( Marc ), l’aigle ( Jean ) ; à droite, un ange à côté du Christ, puis un ange ou un homme ( Matthieu ), un taureau ( Luc ). Des personnages accompagnent le Christ : Pierre se reconnaît à ses clefs ; Moïse porte les Tables de la Loi.
Les registres inférieurs de la voussure comportent de savoureuses figures.
A gauche, la Chasteté armée d'une épée pourchasse la Luxure représentée sous la forme d'une femme relevant manifestement ses vêtements....
Une femme se renverse complètement en arrière pendant qu'un homme joue de la flûte et, qu'à sa droite, un personnage est ramassé sur lui-même, la tête en bas.
En bas, à droite, l'archivolte comporte un acrobate se renversant en arrière pendant qu'un joueur de viole, debout, joue les jambes croisées.
Enfin, des animaux monstrueux sont sculptés parmi lesquels une sirène qui pourrait symboliser l'attrait du péché.
De ce constat il semble que l’imagier ait voulu placer les « pécheurs » en position inférieure par rapport à tous les saints personnages évoqués.
Cette opposition entre vie de sainteté et existence humaine gouvernée par le péché s’insère dans la droite ligne du discours des autorités ecclésiastiques relatif aux jongleurs. Ces derniers ont toujours été considérés comme des représentants de l’esprit de frivolité et agents de dissipation par les papes et les évêques fulminant contre l’engeance maudite qui élevait le trouble dans les consciences par les chants, les fêtes, les danses et les jeux.
Le seul nom de jongleur recelant « des promesses infinies de plaisir », au XIIe siècle, Honorus d’Autun dit des jongleurs qu’ils sont « du fond de leur âme, les ministres de Satan » ( E. Faral, p.26 et 64 ). Ce qui fait écrire à Christiane Prigent que l’iconographie du portail de l’église de Foussais-Payré « est en accord avec le discours officiel » ( p.18).
L’Eglise, grande puissance morale de l’époque, ne fera grâce qu’à ceux qui chantent les vies de saints et à ceux qui narrent, en s’accompagnant de la vielle, l’histoire des héros d’antan, que relatent les chansons de geste.
Au final, pour les autorités ecclésiastiques de l’époque, la figure du jongleur apparaît comme une sorte de contre-modèle moral.
A la Chaize‐le‐Vicomte en Vendée, un chapiteau de la nef propose une riche composition scénique qui pourrait être analysée dans cette perspective.
A gauche, un joueur de vièle à archet et un couple de danseurs acrobates : évocation du plaisir. A droite des danseurs sont prisonniers d’un monstre diabolique : une femme chevauche un dragon qui essaie de la mordre ; un personnage, derrière la femme, est enserré dans les replis de la queue du monstre. Ne serait-ce pas une évocation du désordre et de sa condamnation?
☞Images du jongleur dans la sculpture
des XI-XIIe siècles
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Les jongleurs aux talents pluriels offraient aux populations de l'époque médiévale leurs principaux divertissements. C'est sans doute la raison de la fréquente représentation de ces amuseurs publics sur de nombreux chapiteaux, claveaux d'archivoltes et modillons de corniches d’édifices religieux de l’époque.
Crédit photo : Rama , Wikimedia Commons, Cc-by-sa-2.0-fr
Musée des Beaux Arts de Lyon
Cette sculpture déposée pourrait provenir du portail de l'ancienne église Saint-Pierre-le-Puellier à Bourges, aujourd’hui détruite.
Un homme semble jongler en dansant : il lance de la main gauche une balle qu'il s'apprête à rattraper de la droite.
Les artistes romans n’ont pas représenté les multiples activités des jongleurs de l’époque évoquées plus haut par Edmond Faral ; toutefois avec leurs ciseaux et leurs maillets ils nous ont laissé plusieurs types de compositions scéniques nous permettant d’appréhender plusieurs facettes de leurs talents variés.
** Les jongleurs sont des acrobates.
Jongleurs sur les épaules de porteurs.
Portail de N.D. de l’Assomption, Maillé, Vendée.
A l'église de TALMONT, Charente-Maritime, la seconde voussure comporte six acrobates, trois de chaque côté ; ceux d'en bas faisant la courte échelle et soutenant ceux d'en haut par les poignets, la tête en bas.
Les acrobates- refaits - du côté droit de la voussure permettent de mieux saisir la scène.
Personnages juchés les uns sur les épaules des autres :
jambage nord du portail ouest de l’église Saint‐Nicolas à Maillezais, Vendée.
** Les jongleurs sont des personnages qui dansent sur les mains, se renversent, se contorsionnent et se désarticulent.
Les corps dits « en ponts » des contorsionnistes formaient des figures acrobatiques qui ont envahi quelques chapiteaux mais surtout les corniches des toitures.
A l'intérieur deSaint-Pierre de la Tour, un chapiteau représente deux acrobates, la tête passée entre les jambes.
Aulnay-de-Saintonge, Charente-Maritme.
Ici c’est sur un modillon que l’exercice est repris.
Eglise Saint - Hilaire, Melle, Deux-Sèvres.
Un acrobate des toitures dans ses exercices de souplesse.
Eglise de Rioux, Charente-Maritime.
En équilibre sur les mains, le jongleur retombe sur ses pieds de manière à former un arc‐de‐cercle avec son corps.
Eglise Saint - Hilaire, Melle, Deux-Sèvres.
Les jambes sont nettement pointées vers le ciel.
Eglise Saint-Trojan, Rétaud, Charente-Maritime.
Encore un modillon qui possède un air de famille ;
en plus de la position, dans les deux cas la longueur des doigts est frappante.
Eglise Saint-Trojan, Rétaud, Charente-Maritime.
Un autre type d’exercice de souplesse.
Notre-Dame de Fougeray hors les murs de l'abbaye Saint-Paul, Cormery, Indre-et-Loire.
Au-delà de la performance physique l'acrobate qui marche sur les mains les pieds en l'air manifeste un équilibre peu ordinaire ; au second degré, il symbolise la capacité de renverser les valeurs habituelles de la condition humaine.
Eglise de Surgères, Charente-Maritime.
Une autre position acrobatique prise par un voisin de corniche.
Eglise de Surgeres, Charente-Maritime.
L’exercice le plus classique consiste à se tenir en équilibre sur la tête ou sur les mains.
Eglise Saint-Quentin, Chermignac, Charente- Maritime.
Sous cette toiture les jongleresses ne sont pas en reste.
Eglise Saint-Trojan, Rétaud, Charente-Maritime.
Acrobate de place publique. Encore une prouesse avec une jupe !
Eglise Saint-Gilles, Argenton-Les -Vallées, Deux-Sèvres.
Contorsionniste la tête entre les bras et les jambes sur la tête.
Ancienne église priorale Notre-Dame de Plaisance, Vienne.
Petits acrobates cambrés s'arcboutant comme pour soutenir la voussure.
Eglise de Vouvant, Vendée.
Ce n’est pas sur une corniche de toiture mais sur un chapiteau d’une crypte qu’est représenté cet acrobate.
Eglise de Parizé-le-Chatel, Nièvre.
** Les jongleurs sont aussi des musiciens.
Nous ne reprendrons pas ici la riche variété d’instruments de musique, harpe, viole, flûte, rote, pipeau, cornemuse, chalumeau, psaltérion… que nous avons mise en évidence précédemment.
Rappelons que le jongleur c’est aussi le musicien qui joue de divers instruments et fait danser, accompagne les cortèges…
Le type même du jongleur-musicien : d’une main il tient un objet de jonglerie, de l’autre il joue de la trompe.
Eglise d'Echillais, Charente-Maritime.
Un jongleur qui joue de sa viole et chante de tout son cœur et un joueur de trompe encadrent un personnage tenant une masse.
Eglise Notre-Dame de Vouvant, Vendée.
** Dans ses figures acrobatiques le jongleur peut être accompagné d’un musicien.
Si l’exercice le plus classique consiste à se tenir en équilibre sur les mains, l’équilibre sur la tête introduit une complication additionnelle.
Eglise de Villiers-sous-Chizé, Deux-Sèvres.
Instrumentistes et une jongleresse, représentée la tête en bas reposant sur un petit tabouret.
Abbaye de Saint-Georges-de-Boscherville (Normandie).
Chapiteau déposé du cloître au musée des Antiquités à Rouen, inv. 139
Crédit photo : Yohann Deslandes.Y
Une femme se renverse complètement en arrière pendant qu'un homme joue de la flûte et, qu'à sa droite, un personnage est ramassé sur lui-même, la tête en bas.
Eglise de Foussais-Payré, Vendée.
Un acrobate se renverse en arrière pendant qu'un joueur de viole, debout, joue les jambes croisées.
Enfin, des animaux monstrueux sont sculptés parmi lesquels une sirène qui pourrait symboliser l'attrait du péché.
Eglise de Foussais-Payré, Vendée.
Joueur de viole et équilibriste.
Portail de N.D. de l’Assomption, Maillé, Vendée.
Une femme en équilibre sur la tête accompagnée par un personnage jouant de la viole. Encadrant la scène deux spectateurs en bustes regardent la jongleresse et son accompagnateur instrumentiste.
Eglise Saint-Nicolas, Civray, Vienne.
Métope de même inspiration à la mode d'Aunis ; en plus, un modillon complète la scène.
Eglise de Surgères, Charente-Maritime.
Scène de baladins : une danseuse, les pieds sur le tailloir et le buste à la renverse est accompagnée par un joueur de viole.
Chapiteau de l’église de Saint-Hilaire-la-Croix, Puy-de-Dôme.
** Les jongleurs peuvent être des montreurs d’animaux.
Au nombre des réjouissances proposées aux badauds par les jongleurs on compte les exercices de dressage, notamment d’ours et de singes.
Un personnage féminin vêtu d'un costume de fou tient un ours encordé.
Eglise prieurale Notre-Dame de Cunault, Maine-et-Loire.
Métope de la façade. Un ours et son montreur assis.
Eglise de Surgères, Charente-Maritime.
Montreur d'ours.
Eglise de Saint-Pierre-le-Moutier, Nièvre.
Après l’ours, c’est le singe qui s’impose sur des chapiteaux de diverses régions romanes.
Ici c'est un montreur de singes qui est juché sur l'échine de l'animal de droite.
Ancienne abbatiale Saint-Jouin-de-Marnes, Deux-Sèvres.
Un personnage simiesque suspendu par les mains à un trapèze, les jambes relevées sur l’arrière est accompagné par un joueur de rote et par un joueur de tambourin. Toutefois ce chapiteau a donné lieu à bien des hypothèses : des détails à droite de la corbeille font penser à une scène de sodomie.
Que voulez réellement exprimer l'imagier ? Qu'en dites-vous vous-mêmes ?
Eglise de l'ancien prieuré Saint-Nicolas, la Chaize-le-Vicomte, Vendée.
Un homme-singe la corde au cou tenue par un bateleur est une figure fréquente en Auvergne.
Eglise de Mozac, Puy-de-Dôme.
Un homme-singe la corde au cou tenue par un bateleur : variante.
Notre-Dame du Port, Clermont-Ferrand, Puy-de-Dôme.
©Jean-Claude Roc, Association pour l'Etude de la Musique et des Techniques dans l'Art Médiéval.
Eglise Saint-Cyr et Sainte-Julitte de Dienne, Cantal.
L’originalité de ce chapiteau tient au fait que c’est une chaîne, et non plus une corde, qui relie le singe au jongleur ; par ailleurs, le bateleur tient non seulement une flûte à trois trous mais également un tambourin.
Remarques finales.
* Il est indéniable qu’une certaine ambiguïté symbolique marque parfois les scènes de jonglerie : est-on en présence de pures scènes de baladins à vocation décorative ou une intention symbolique doit-elle être reconnue dans ces compositions?
Ainsi, certains exercices de contorsionnisme peuvent être vus comme de simples exercices de souplesse ou considérés au second degré comme une entreprise délicate de projection en l’air de la partie basse du corps symbolisant un effort pour changer radicalement, en d’autres termes une tentative de « retournement intérieur ? »
De même, l’image du singe cordé ou enchaîné, est-il une simple composition de baladin présentant un animal ou une évocation symbolique de l’être humain prisonnier de son péché : l’homme spirituel-à droite- essayant de maîtriser ses passions bestiales incarnées par la représentation simiesque ?
A défaut de document laissant entendre le sens exact qu'il convient de leur donner, les interprétations de ces sculptures resteront toujours délicates.
Peut-être est -il possible de considérer que les images les plus complexes peuvent être porteuses de significations différentes selon les niveaux divers d'interprétation, des plus simples aux plus érudites, où l'observateur se situe !!
Entre manifestation de la culture populaire et expression multiple de symboles plusieurs points de vue demeurent possibles ; ils ne sont d'ailleurs pas forcément contradictoires.
Compte tenu qu'on ne sait pas, la plupart du temps, ce qu'ont voulu exprimer exactement les imagiers romans il est difficile de donner une signification univoque à des figures médiévales qui resteront par définition ambivalentes, polysémiques. Au final, il se pourrait que certaines images ne puissent être véritablement appréhendées qu'à des niveaux de lecture différents...
* Un effort de réhabilitation du jongleur est d’ailleurs entrepris au XIIIe siècle chez les scolastiques, en particulier ; saint Thomas d’Aquin ne se dira-t-il pas « jongleur de Dieu »).
Par ailleurs, la propagation de récits de miracles comme celui du Jongleur de Notre-Dame ira dans le même sens.
Dans cette légende, un jongleur « part en pèlerinage à Rocamadour. Or, voulant obtenir le pardon de ses péchés, il s’inquiète de l’efficacité de sa requête, car il ne sait prier la Vierge qu’en jouant de son instrument de musique, la vièle à archet. Toutefois, la Marie entend sa demande et se manifeste à lui… Sa prière est exaucée, puisqu’après sa mort, « quant Dieu plout quant sa fin vint, à la gloire du ciel parvint », son âme entre en paradis « par la prière Nostre-Dame, dont il chantoit si volentiers », grâce à sa musique. La vièle est dans ce miracle très clairement identifiée à la prière du jongleur, elle est le lien visible entre la terre et le ciel, sa figuration symbolise visuellement et acoustiquement le chant de louange à la Vierge » . ( D’après Martine Clouzot, BUCEMA N° Hors série n° 2 (2008 )
* Si la jonglerie a fleuri au XIIe, le XIIIe siècle aura été son âge de félicité.
Mais dès le XIVe l’ institution touche à son déclin, le type de l’ancien jongleur qui était apte à toutes sortes d’exercices disparaissait. La jonglerie se résolvait en une série de spécialités distinctes et isolées. ( Edmond Faral,1916-2010, p. 225).
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