Scènes licencieuses
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D'autres types de modillons soulèvent encore plus d'interrogations que les catégories précédemment étudiées n'en ont posées.
Il s'agit de scènes représentant des personnages masculins et féminins qui n'hésitent pas à offrir au regard ce qui est d'ordinaire caché chez l'être humain.
Les églises romanes qui ont conservé des modillons authentiques possèdent souvent des exemples d'exhibitionnisme anal ou génital. Les représentations du corps humain, ou ici plus strictement des attributs sexuels des êtres humains, sont en nombre dans la sculpture romane.
Il en est ainsi de ces figurations féminines absolument directes exhibant leur béance et de ces figures masculines exposant leur virilité qui ne paraissent pas pour autant faire intervenir de condamnation.
☞Exhibitionnisme au masculin
✏︎ Le principe masculin
Eglise San Martin de Artaiz
Principe masculin dans sa plus simple expression.
Eglise San Martin de Artaiz
Un homme dans le plus simple appareil en position d'atlante regarde au loin. L'écartement de ses jambes laisse entrevoir ostensiblement son membre viril lequel semble d'ailleurs avoir connu la colère d'observateurs.
Ancien monastère de Zamarce, Huarte-Araquil
Homme montrant de belles protubérances masculines.
Eglise paroissiale de Larumbe
L'homme, nu, tient son phallus avec ses deux mains.
Ermitage du Christ de Catalain, Garinoain
Homme dans le plus simple appareil : réminiscence de l'emblème mythologique de la fécondité et de la puissance reproductrice de la Nature ? En tout cas il est fier d'exposer sa virilité.
☞Exhibitionnisme au féminin
Malgré la libre créativité des tailleurs de pierre la norme édictée par l'Eglise, source majeure des valeurs morales, exerça une franche influence sur le haut degré de méfiance qui entourait les femmes à l'époque romane.
La séduction féminine semblait représenter quelque chose de dangereux selon l'éthique dominante de l'époque révélée par la littérature du temps. Or, les textes médiévaux sont pour une grande part l’œuvre de religieux écrivant pour d’autres clercs formés pour avoir une défiance envers la gent féminine, considérée comme tentatrice, corruptrice… La luxure étant un péché inséparable de la femme dans la pensée chrétienne du temps !!!
Les exhibitions sexuelles de la Navarre ne sont pas uniques dans l'imagerie romane. On en trouve en grand nombre à l'échelle internationale comme en Irlande et au Royaume-Uni ( les fameuses Sheela-na-gigs ) et en France comme dans le Mauriacois ou la Saintonge.
✏︎Principe féminin et gueule d’enfer
Les commanditaires religieux, qui avaient élevé la misogynie au niveau de principe moral, ont dicté les canons de ce genre de caricature : la vulve de la femme est un endroit aussi périlleux pour l'homme que la gueule béante de l'Enfer qui avale les âmes pécheresses et les mène aux lieux infernaux.
L'assimilation biblique entre l'enfer, gueule dévorante, et l'anatomie féminine est le fait du livre des Proverbes : " il y a trois choses insatiables et une quatrième qui ne disent : "Assez " : le sheol, le sein stérile, la terre que l'eau ne peut rassasier, le feu qui jamais ne dit : 'Assez ".
( Des traductions n'hésitent pas à remplacer plus explicitement le " sein stérile " par la " matrice, l'utérus" ).
L'imagerie médiévale fait ainsi un large usage du rapprochement entre le sexe féminin et l'enfer, le vagin étant perçu, d'un certain point de vue, comme lieu du mal, béance vorace conduisant à la mort éternelle.
Pour le moine la femme est fréquemment considérée comme presque aussi dangereuse que le diable dont elle est souvent l'instrument.
✏︎De quelques représentations
Ermitage San Pedro de Etxano
Représentation d'une femme offerte.
Eglise San Martin de Unx
Eglise San Martin de Artaiz
Entre deux métopes un modillon comporte une belle figuration féminine offrant son intimité à la vue de tous.
L'adultère était probablement aussi un comportement réprouvé à l'époque comme on le constate dans une autre image. Une femme nue accouche avec douleur d'un enfant arborant un poignard, élément très original. La coiffure de la femme indique qu'elle est mariée, contrairement aux concubines, généralement représentées en cheveux.
Eglise San Martin de Artaiz
Cette métope rappelant le repas du mauvais riche et du pauvre Lazare à ses pieds est curieusement flanquée de modillons aux personnages exhibant leur intimité.
✏︎L'exhibition sexuelle animalière
Si l'on se souvient que l'imagerie romane, même s'il s'agit de bêtes fantastiques, concerne l'homme, elle tend à mettre ce dernier en garde contre certains dangers et vise son développement spirituel ; on ne s'étonnera donc pas de la place accordée ici aux compositions animalières.
Le recours à un bestiaire naturaliste ou monstrueux comme ici présente une dimension allégorique qui permet à l'artiste d'évoquer symboliquement des comportements accordant une trop grande place à la part animale de l'homme aux dépens de la croissance de sa part spirituelle.
Ermitage San Pedro de Etxano
Quadrupède offrant à la vue de tous son membre viril.
☞ Quel sens pour ces compositions exhibitionnistes ?
Quel pouvait être le sens de ces sculptures évoquant de façon très apparente des sexes masculins ou féminins que l'on trouve non seulement dans les petites églises rurales mais parfois aussi dans les édifices majeurs, dans un coin discret des corniches mais également parfois offerts à la vue de tous ?
Avec ces parties intimes de l'être humain explicitement dévoilées, on peut sembler très loin de la béatitude. Or, un édifice roman n'est-il pas d'abord un édifice chrétien et devons-nous pas nous attendre à y trouver des représentations sculptées exprimant une perspective chrétienne du monde ?
On peut penser que les thèmes des sculptures sont d'ordinaire prescrits expressément par le commanditaire. Mais il en est, sans doute moins ainsi pour le petit peuple des modillons que pour les programmes iconographiques ou les motifs symboliques des façades et des chapiteaux.
Trivialité, simples évocations réalistes, humour, pure manifestation de la culture populaire, dénonciations de la luxure ou encore réaction de tailleurs de pierre face à des commanditaires mauvais payeurs…?
Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler aussi qu'à l'époque le sacré et le profane coexistaient pour une part dans l' église qui était le lieu de rencontre du village ; rappelons-nous les caquetoires que l’on retrouve parfois dans certaines édifices, ces abris devant l'entrée d'une église où les paroissiens se réunissaient pour bavarder. Cela pourrait en partie expliquer les caractéristiques spécifiques - profane et sacrée - des thèmes iconographiques du patrimoine religieux de l'époque.
Alors quel peut être le sens de ces images à caractère licencieux ? Remarquons d’abord que ces nombreuses sculptures obscènes rencontrées dans de nombreuses églises du Moyen-Âge n'ont jamais été expliquées de façon entièrement satisfaisante.
Il n’y a pas d’accord entre les spécialistes à leur sujet ; d'ailleurs il semble qu'une attention très relative ait été accordée le plus souvent à cette délicate question. Les hypothèses interprétatives de ces représentations à caractère licencieux sont de différents ordres.
- Pour Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar, Vincent Jolivet, non seulement les autorités religieuses ont produit des images officielles des bons comportements, mais plus encore ce sont ces mêmes commanditaires qui seraient expressément à l'origine des représentations des pratiques qu'elles condamnaient le plus.
Au Moyen Âge les scènes des transgressions sont globalement des images de norme, elles sont là à titre moralisateur. Elles sont produites par les commanditaires dans une logique didactique reposant sur l'image du mal.
En un sens de telles figurations feraient partie de l'ordre. Le maintien de l'ordre passe ici par l'image de ce qu'il ne faut pas faire. L'autorité médiévale estime que les comportements conformes aux valeurs normatives - les modèles - sont plus aisément favorisés par la représentation de ce qu'il n'est pas permis de faire - les contre-modèles. Dans cette perspective l'anormal semble pouvoir renvoyer à la norme édictée par l'Eglise, source majeure des valeurs morales.
C'est dans cette perspective générale qu'il convient sans doute d'appréhender les représentations réalistes des parties sexuelles des êtres humains qui peuvent paraître osées, crues, grivoises, érotiques, obscènes ; dans quelle mesure et à quel point, peut-on ajouter, l'étaient-elles pour les imagiers du Moyen Age ? A défaut de document laissant entendre le sens exact qu'il convient de leur donner, l'interprétation de cet art populaire que constituent les modillons restera toujours délicate.
Entre manifestation de la grossièreté et l'amour de la gaudriole dans le menu peuple, d'une part, et expression de symboles, d'autre part, plusieurs niveaux de lecture de ces images sculptées demeurent possibles.
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