La fin des temps
Perspectives eschatologiques
et images sculptées
_________________
La littérature médiévale a développé deux attitudes opposées à l’égard de la mort. D’une part, l’acceptation sereine de cette issue ultime, d’autre part, la crainte, voire l’effroi face à elle. Ce dernier sentiment est surtout exprimé par les clercs qui cherchaient à convertir les populations à la vie chrétienne.
L'iconographie médiévale a abondamment représenté la scène du Jugement dernier avec les morts sortant de leurs tombeaux, la pesée des âmes et la séparation des justes et des réprouvés.
Au cours des siècles des modifications iconographiques ont été associées aux changements dans la perception du dernier Avènement. Ces changements s'expliquent par le renouvellement d'idées affectant l'anthropologie implicite ou explicite qui s'exprime dans la pierre sous le ciseau du sculpteur.
☞Le retour du Christ à la fin des temps dans la perspective eschatologique des premiers siècles du christianisme.
A l’appui de ce thème deux exemples sculptés seront considérés : un sarcophage et une cuve baptismale.
✏︎ Le sarcophage de l’évêque Agilbert de la chapelle dite crypte de Jouarre, Seine-et-Marne.
Cet évêque de Paris a été enterré en 680 dans la chapelle funéraire qu’il avait fait construire, à côté du monastère où il devait se retirer et mourir, à Jouarre.
Son sarcophage est toujours en place. Sur un petit côté, est représenté le Christ en gloire, entouré des quatre évangélistes, c’est-à-dire l’image, tirée de l’Apocalypse, du Christ revenant à la fin des temps.
Crédit photo: Marnie Manderley
Panneau de tête figurant le Christ assis dans une mandorle entouré du tétramorphe.
Crédit photo: Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l'architecture et du patrimoine (objets mobiliers), face longitudinale représentant le dernier Avènement.
Sur le grand côté suivant, c’est la résurrection des morts à la fin des temps. Il n’y a ni jugement ni condamnation.
Cette image correspond à l’eschatologie commune des premiers siècles du christianisme : les morts qui appartenaient à l’Eglise et lui avaient confié leur corps ( c’est-à-dire qu’ils l’avaient confié aux saints ) s’endormaient comme les sept dormants d’Ephèse et reposaient jusqu’au jour du second avènement, du grand retour, où ils se réveilleraient dans la Jérusalem céleste, c’est-à-dire au Paradis.
Il n’y avait pas de place dans cette conception, pour une responsabilité individuelle, pour un comptage des bonnes et des mauvaises actions.
La composition scénique évoque les élus et pas les réprouvés. Sans doute les incroyants, ceux qui n’appartenaient pas à l’Eglise, ne survivraient pas à leur mort, ils ne se réveilleraient pas et seraient abandonnés au non-être. Sans doute est-il préférable de laisser la question au secret de Dieu…
Toute une population, quasi biologique, la populations des saints, était assurée de la survie glorieuse, après une longue attente dans le sommeil.
Malgré l’érosion du temps un examen attentif de ce plan rapproché permet de discerner les élus debout, les bras levés, acclamant au centre le Christ du grand retour, qui tient dans sa main un rouleau, le Livre de vie.
Les saints n’avaient pas à redouter les sévérités du Jugement.
En dernière analyse lors des premiers siècles du christianisme l’évocation première de la fin des temps n’est pas le Jugement ; il en sera différemment dans la seconde représentation eschatologique dominante du XIIe siècle.
A côté de l’évocation traditionnelle empreinte de confiance dans le dernier Avènement, prend place une iconographie nouvelle : le Jugement à la fin des temps et la séparation des élus et des réprouvés.
L’association de l’Apocalypse de saint Jean à l’Evangile de saint Matthieu est à la base de la nouvelle imagerie des temps romans.
✏︎ Les fonts baptismaux de la cathédrale Saint-Etienne de Châlons-en-Champagne, Marne.
Le thème du dernier Avènement se retrouve associé non plus à un sarcophage, mais à une cuve baptismale. Datant de 1147 ces remarquables fonts baptismaux qui ont été brisés ont été restaurés en 2001-2002.
Crédit photo: http://www.cathedrale-chalons.culture.
De forme carrée la cuve baptismale est creusée dans un bloc en pierre deTournai comportant un bandeau sculpté sur la partie supérieure. À chaque angle se trouve un ange en relief vêtu d'un grand manteau descendant jusqu'aux pieds.
Lors de la résurrection des morts, les personnages nus sortent de leurs tombeaux, le visage tourné vers le ciel.
☞Le retour du Christ à la fin des temps dans la perspective eschatologique des X - XIIe siècles .
L’horizon du chrétien c’est la contemplation de Dieu. Lors du Jugement dernier les élus dits les brebis et les réprouvés ( les boucs ) seront séparés. Les premiers jouissant dans leur corps glorieux de la béatitude céleste tandis que les seconds seront tourmentés dans leur corps et dans leur âme.
A l’époque médiévale, hommes et femmes vivaient avec ce bruit de fond permanent.
En utilisant des images de la quotidienneté vécue et de l’existence terrestre les pierres sculptées expriment la vision que l’Eglise des temps romans a de l’ici-bas et du monde d’en haut.
La présentation sculptée des choses de la terre, des styles de vie qu’il faut adopter pour être un bon croyant, de la lumière céleste qui est réservée aux justes et des peines qu’encourent ceux qui s’écartent du droit chemin sont les thèmes majeurs qui sont abordés sur les tympans et les chapiteaux romans.
** Dans les compositions scéniques du retour du Christ à la fin des temps la verticalité s’est imposée aux artistes et à leurs commanditaires.
** Elle n'est pas davantage absente dans les jugements derniers dont les scènes invitaient le regard à se déplacer du plan inférieur au plan supérieur, des morts sortant de leurs tombeaux vers les élus ou les réprouvés, les prophètes, les saints avec le Sauveur trônant en majesté.
Rappelons simplement que le jugement dernier est « la récapitulation de toutes les vies dans la lumière fulgurante de l’amour de Dieu, la constatation de leur poids ». Théo, 1989, p. 897
** La résurrection des morts
…."L'heure vient - et c'est maintenant -où les morts entendront la voix du fils de Dieu, et ceux qui l'auront entendue vivront… l'heure vient où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix ; alors, ceux qui ont fait le bien sortiront pour ressusciter et vivre, ceux qui ont fait le mal, pour ressusciter et être jugés. " ( Jean, 5, 1 7-30 )
** Que ce soit sur les tympans ou les chapiteaux les artistes romans ont représenté des anges appelant au Jugement dernier
Cathédrale Saint-Lazare, Autun, Saône-et-Loire.
Ange sonnant de la trompette lors de la résurrection des morts.
Eglise de Saint-Révérien, Nièvre
Au son des trompes les morts sortent de leurs tombeaux.
Les corps se lèvent dans le plus simple appareil. Lors de la résurrection ce ne sont pas des ossements qui seront représentés mais des personnages nus sortant de leurs tombeaux.
Frise du portail Ouest, abbaye de Leyre, Navarre, Espagne.
Un ange à trompette appelle au Jugement dernier ; devant lui un homme sort de son tombeau.
** La pesée des âmes
A la fin des temps, lors du dernier Avènement, suite à la pesée des âmes, les mauvais seront séparés des justes. D'un côté, les boucs seront l'objet des tourments infernaux, de l'autre, les brebis connaîtront les joies célestes.
Tympan du Jugement dernier. Cathédrale Saint-Lazare, Autun, Saône-et-Loire.
Voici venue l'heure du Jugement dernier, la main de Dieu tient la balance: c'est la pesée des âmes ; Saint Michel Archange fait pencher la balance du côté des élus : c'est que, dans ce contexte, l'âme des élus pèse plus lourd que celle des damnés.
Malgré les efforts du monstre infernal la balance penche du côté de l'archange saint Michel.
A sa gauche, côté damnés, cuirassés comme des insectes, les affreux démons grimaçants à longues pattes hurlent leur fureur de voir échapper leurs proies ... Le petit monstre dans la balance a l'air de grogner: "si j'avais su !"
Linteau du Jugement dernier, chapelle de Perse, Espalion, Aveyron.
© Crédit photo : père Igor
La balance de la pesée des âmes - dont le fléau a disparu - est installée au-dessus d'un sarcophage d'où dépasse une tête humaine. Bien qu'un démon appuie sur un plateau de la balance cette dernière penche malgré tout en faveur du paradis.
La pesée des âmes inspirera les tailleurs de pierre tant des grandes que des petites églises.
Chaque vie aboutit aux plateaux de la balance ; le résultat de la pesée n’est pas connu à l’avance.
Eglise Saint-Trophime, Arles, Bouches-du-Rhône
Un superbe archange saint Michel effectue la pesée des âmes. Un petit personnage nu est une âme en attente du Jugement.
.
Abbaye aux Dames, Saintes, Charente-Maritime.
Une très belle pesée des âmes.
Réemploi roman de l'église de Saujon, Charente-Maritime.
Remarquable version saintongeaise de la pesée des âmes avec un curieux démon tout tacheté.
Eglise d'Aujac, Charente-Maritime.
Sous des bustes d'anges et des masques humains la corbeille droite du portail de cette petit église de campagne comporte également une pesée des âmes.
Collégiale de Chauvigny, Vienne.
Version poitevine de la pesée des âmes. L’archange Michel est le "gardien des clefs du royaume des cieux".
Eglise de Saint-Révérien, Nièvre
Ici c'est la main divine elle-même qui tient la balance. Malgré les efforts du monstre infernal la balance penche du côté de l'archange Saint-Michel qui attire à lui les justes.
Eglise d'Artaiz, Navarre Espagne
La même inspiration et le même type de représentation se retrouvent de l'autre côté desPyrénées. Ainsi sur cette métope de l'église d'Artaiz.
** ELUS / REPROUVES
Une fois réalisée la pesée des âmes au jour du Jugement dernier les justes sont séparés des mauvais. Alors que les premiers vêtus sont guidés vers les portes de la Jérusalem céleste où les attendent les joies paradisiaques, les seconds nus et terrifiés sont conduits par les êtres démoniaques vers les feux infernaux.
Le ciel et l'enfer sont évoqués sur le linteau du portail sud de l'église d'Anzy-le-Duc, Saône-et-Loire.
Aux tourments de l'Enfer associés à une mauvaise conduite terrestre s' opposent toujours les modèles du bon fidèle admis au Paradis.
Guillaume Durand de Mende, évêque du XIIIe siècle, écrivait : « Parfois, on peint le paradis dans l'église, afin que sa vue invite à l'amour et à la recherche des récompenses célestes ; parfois, aussi, on y représente l'enfer, afin de détourner les hommes des vices par la terreur des supplices " ( 2005, p. 76 ).
Tympan du jugement dernier, église de Santa Maria la Real, Sanguesa, Navarre, Espagne
Saint Michel pèse les âmes.
Trois personnages vêtus ont passé avec succès l'épreuve de la pesée des âmes ; pureté et joie émanent de ces êtres recueillis.
En revanche, de l'autre côté figurent d'horribles têtes bouches ouvertes montrant les dents.
Ancienne abbatiale Sainte-Foy, Conques, Aveyron
Une cloison sépare deux univers ; à gauche, le Paradis ; à droite, l'Enfer. Un ange accueille les Justes au Ciel. Une âme qui vient d'être sauvée se détache de la cloison.
La porte du Paradis, arrondie et bien ornée, s'ouvre pour les justes tandis que celle de l'Enfer, carrée et sobre, se ferme devant les réprouvés.
Dans l’encadrement de la porte de l’enfer un Léviathan apparaît prêt à dévorer tous les damnés qu’un être diabolique armé d'un pilon dirige vers sa gueule béante.
Complétant les images fortes de type contre-modèle du tympan le propos moralisateur est sans ambiguïté :
" Ô pêcheurs, si vous ne changez pas vos mœurs, apprenez qu'un jugement redoutable vous attend ".
La perspective chrétienne propose à l'homme de vivre d'une parole qui le précède, mais lui dénie le droit de se prétendre détenteur de ses seules valeurs. L'horizon du Jugement ramène l'homme à ses justes dimensions : nous ne détenons pas l'absolue vérité. Reconnaître nos limites nous fait accepter notre humanité sans doute avec ses forces, ses talents mais aussi ses faiblesses.
"Ne jugez pas, pour ne pas être jugés ; de la manière dont vous jugez, vous serez jugés ; de la mesure dont vous mesurez , on vous mesurera " Matthieu 7, 1-2 C'est dire qu'il sera appliqué à chacun la mesure dont il se sera servi à l'égard d'autrui.
La parabole de l'ivraie dans le champ de blé rappelle la cohabitation existentielle du bien et du mal, des bons et des méchants, du vice et de la vertu. Cette coexistence est une marque indépassable de la condition humaine ; les hommes avancent avec des valeurs auxquelles ils tiennent, et qui permettent de jauger ce qu'ils voient. Loin des seuls préceptes à hauteur d'homme l'Ecriture sainte demande de ne pas aimer seulement ceux qui nous aiment ou ceux qui nous ressemblent, mais ceux qui sous menacent. Exigence forte à vues purement humaines.
Les représentations picturales et sculptées du paradis et de l'enfer ne s'appuient pas sur de longs développements dans les Ecritures, mais plutôt sur de patientes élaborations intellectuelles au cours des siècles reposant tant sur une base mythologique que sur des traditions populaires.
_____________________