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Une évocation du Jugement dernier peut paraître surprenante aujourd'hui car une telle référence n'apparaît certainement pas aux premières places d'un classement d'un hit-parade des centres d'intérêt.
A l'époque contemporaine l'aventure humaine peut être considérée à un double point de vue selon que l'on se situe dans une optique de foi ou non :
- ou bien il n'y a rien après la mort,
- ou bien il y aurait, par la mort, un passage vers un au-delà mystérieux.
Pourtant il en été différemment quelques siècles plus tôt au temps des grandes angoisses médiévales.
A l'époque cette dernière perspective surplombait de façon prédominante les croyances des populations. Aussi à l'après-mort il y aurait une étape à franchir non seulement de l'ordre du jugement singulier mais aussi du Jugement dernier à la fin des temps.
Du fait de l'importance des famines, des épidémies, des guerres, en bref à cause de la mort qui rôde, les représentations de la fin des temps tentaient probablement d'exorciser ces malheurs que subissaient les populations.
Si de nos jours, à la limite, dans une perspective chrétienne, l'idée d'un Dieu tout amour pourrait se substituer à celle d'un Dieu Juge, au Moyen Âge les commanditaires et les artistes n'ont pas hésité à dramatiser le thème du Jugement dernier.
Aussi il peut ne pas apparaître inopportun de revisiter, dans notre déjà longue réalisation de sites sur les vénérables pierres romanes, les images du Jugement dernier des X-XIIe siècles à la lumière de réinterprétations théologiques actuelles.
ESCHATOLOGIE MEDIEVALE ET VERTICALITE
De tout temps l’homme a été fasciné par le ciel. Le regard des croyants dans la plupart des religions a toujours été dirigé vers le haut. Le ciel est toujours apparu comme le lieu de résidence des dieux.
La spiritualité chrétienne de l’Occident médiéval s’inscrit entièrement dans cette perspective. Il y a le monde d’en haut et le monde d’en bas.
Il se dégage des Saintes Ecritures une certaine vision du monde créée qui est à la base de la pensée philosophique et théologique et marque fortement les représentations de l’art chrétien.
Fresques et sculptures manifestent l’existence d’un tel lien vertical unissant l’homme et le ciel ; cette relation peut être synthétisée ainsi qu'il suit.
On voit la différence par rapport aux conceptions actuelles dans lesquelles le Ciel n'est pas un espace extra-terrestre ; c'est un" non-lieu" pour reprendre la terminologie de Jean Delumeau ; le Ciel est vu en tant que symbole du monde divin ; c'est l'infinité de Dieu.
La cosmographie antique christianisée et couronnée par l’empyrée - tant qu’elle parut non démentie par la science - fut une source durable d’inspiration pour les poètes et les artistes.
Dans cette perspective eschatologique les sculpteurs ont traduit dans la pierre les représentations qu'on pouvait se faire à l'époque médiévale du Jugement dernier.
☞ Bases documentaires
Puisqu'il était tentant d'exprimer l'invisible par le visible l'iconographie relative aux évocations romanes du Jugement dernier s'appuie sur deux textes .
** Jésus annonce le "royaume des cieux " qui culmina dans le chapitre 25 versets 31,46 de l'évangile de Matthieu sur le " Jugement dernier " .
"Quand le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, alors il siégera sur son trône de gloire. Toutes les nations seront rassemblées devant lui ; il séparera les hommes les hommes les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des boucs : il placera les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche
Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde.
Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche : allez-vous en loin de moi, vous les maudits, dans le feu éternel préparé pour le diable et ses anges.
..........Et ils s'en iront, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes à la vie éternelle."
** La Parousie, en tant que retour du Christ à la fin des temps, signifiera le passage du temps de la foi au temps de la rencontre face à face avec le Sauveur.
L’Apocalypse de Jean fut une autre source d’inspiration de sujets paradisiaques ; il est erroné de ne voir en elle que le côté dramatique alors qu’elle débouche sur une éternité de bonheur.
"Je fus ravi en esprit au jour du Seigneur, et j'entendis derrière moi une voix forte, comme le son d'une trompette,
qui disait: Ce que tu vois, écris-le dans un livre, et envoie-le aux sept Églises, à Éphèse, à Smyrne, à Pergame, à Thyatire, à Sardes, à Philadelphie, et à Laodicée.
Je me retournai pour connaître quelle était la voix qui me parlait. Et, après m'être retourné, je vis sept chandeliers d'or,
et, au milieu des sept chandeliers, quelqu'un qui ressemblait à un fils d'homme, vêtu d'une longue robe, et ayant une ceinture d'or sur la poitrine.
Sa tête et ses cheveux étaient blancs comme de la laine blanche, comme de la neige; ses yeux étaient comme une flamme de feu;
ses pieds étaient semblables à de l'airain ardent, comme s'il eût été embrasé dans une fournaise; et sa voix était comme le bruit de grandes eaux.
Il avait dans sa main droite sept étoiles. De sa bouche sortait une épée aiguë, à deux tranchants; et son visage était comme le soleil lorsqu'il brille dans sa force.
Quand je le vis, je tombai à ses pieds comme mort. Il posa sur moi sa main droite en disant: Ne crains point!
Je suis le premier et le dernier, et le vivant. J'étais mort; et voici, je suis vivant aux siècles des siècles. Je tiens les clefs de la mort et du séjour des morts." ( Apocalypse 1,11-18 )
☞ Verticalité, eschatologies et représentations
C'est surtout le lien étroit que le sacré entretient avec la verticalité que les sculpteurs romans ont inscrit dans la pierre tant sur les tympans que sur les chapiteaux.
Ancienne abbatiale de Saint-Jouin-de-Marnes, Deux-Sèvres.
Deux anges sonnant de la trompette encadrent le Maître du Jugement dernier. La Vierge est représentée en position d'intercession auprès de son fils en faveur d'hommes et de femmes après leur pérégrination terrestre.
A droite deux pèlerins à genoux demandent l'intercession de Marie.
A gauche deux autres pèlerins sont figurés debout tenant leur bâton de marche : l' homme porte un vêtement court laissant voir les genoux, la femme est longuement vêtue.
Tympan et linteau du Jugement dernier, église Santa Maria la Real, Sanguesa, Navarre, Espagne.
Le Christ en majesté assis lève le bras droit en un geste bénissant ou exprimant l'acte de juger; il est entouré de quatre anges sonnant de la trompette. Enfin bienheureux et réprouvés composent les deux registres flanquant la composition centrale.
La Vierge et les Apôtres sont figurés sous de petits arcs en plein cintre.
Crédit photo : Fabrice Huard
Détail du tympan de l'abbaye Sainte-Foy, Conques, Aveyron
Alors que deux anges regardent le Christ - l'un avec un encensoir et l'autre portant le « livre de vie » - deux autres anges sont tournés vers les damnés - l'un avec une lance à fanion, et l'autre portant une épée et un bouclier portant l'inscription « les anges sortiront pour séparer les méchants du milieu des justes »).
Les scènes évoquées ci-dessus sont une représentation iconographique classique que l'on trouve partout ailleurs tant dans l'art roman qu'à la période gothique, tant dans la sculpture que dans les œuvres peintes ainsi qu'en témoigne l' exemple ci-après de la cathédrale Saint-Pierre et Saint-Paul de Poitiers, Vienne.
Chapelle XIIIe siècle, cathédrale Saint-Pierre et Saint-Paul, Poitiers.
Le voûtain côté Est évoque le Christ juge. Le Christ trône sur un bâtiment architectural gothique symbolisant la Jérusalem céleste. Il est entouré par Marie et saint Jean représentés en intercesseurs. À leurs pieds, des anges annoncent le début de la résurrection des morts.
Le Christ est figuré, vêtu d'un long manteau bleu, assis sur un trône composé d'éléments d'architecture gothique, lève ses mains portant la trace des clous. Il est encadré par Marie et par Jean. La scène est complétée par des anges portant les instruments de la Passion ou jouant de la trompette et par des morts sortant de leurs tombeaux.
♦️Le Jugement dernier dans la perspective de l’homme médiéval .
Pour celui-ci le monde est marqué par le péché et la vie sur terre est une lutte constante contre la tentation et les œuvres de Satan.
Saisir l'enjeu de la vie humaine dans l'espace spirituel roman suppose de partir du présupposé que le cheminement vers la patrie céleste est empêché lorsque les actions humaines sont moins régies par le spirituel que par la dimension animale de l'homme qui tire l’être complexe qu’est ce dernier vers le bas.
Au final, selon que l’attraction vers le haut ou la pesanteur vers le bas l’emportera ce sera, pour l’homme des temps romans, l’élévation glorieuse ou la déchéance et la chute spirituelle ; en d’autres termes, jusqu’au XIIe siècle l’après-mort du fidèle débouche pour l’éternité sur le bonheur au jardin des délices ou sur les tourments de l’enfer.
Les fidèles étaient donc incités à lutter pour faire partie des élus ; les méchants quant à eux n'avaient d'autre issue qu'obtenir in extremis l'absolution de leurs péchés.
♦️Une réinterprétation contemporaine.
La psychanalyste Marie Balmary et le théologien protestant Daniel Marguerat essaient de faire découvrir au lecteur une dimension insoupçonnée des Écritures.
Ils reprennent à nouveaux frais la brûlante question du Jugement dernier : les textes bibliques, en apparence terriblement sévères sur la question, sont revisités au travers d’une lecture en dialogue, offrant une tout autre interprétation, qui appelle à une vision de l’homme et de son avenir, libérée de la peur de l’Enfer et d’un au-delà inquiétant.
( Marie Balmary, Daniel Marguerat - Nous irons tous au paradis. Le jugement dernier en question, Albin Michel, 2012 )
Les auteurs dans une stimulante réflexion essaient de montrer que les descriptions des tourments des damnés ne s'appuient pas véritablement sur des fondements bibliques.
Ces représentations de l'horreur interpellent avec force l'observateur contemporain au motif que la notion d'un Dieu Juge n'est pas au cœur de la Bonne Nouvelle qui proclame un Dieu tout-amour. Le Jugement n'est jamais réellement décrit, mais plutôt évoqué. Le Jugement, à l'instar de l'après-mort, ressortit au mystère.
Après un retour sur la parabole du mauvais riche qui permettra de jeter de premiers éclaircissements imagés sur les perspectives eschatologiques, nous rappellerons l'évolution des perspectives eschatologiques des premiers siècles du christianisme jusqu'au XIIe siècle, puis nous verrons comment les sculpteurs médiévaux ont inscrit dans la pierre, suite au Jugement dernier, les cohortes d'élus et de damnés, avant de conclure sur les positions théologiques actuelles face aux images romanes.
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