La femme séductrice et luxurieuse
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Le christianisme introduit une grande nouveauté en Occident : la transformation de la faute originelle en péché sexuel. La femme, objet de la concupiscence masculine, devient dans un monde dominé par les hommes, la principale instigatrice du péché de la chair.
Concupiscence, luxure, fornication sont devenus peu à peu le triple objet de la réprobation sexuelle des autorités ecclésiastiques. Ainsi, si l'exhibitionnisme féminin peut-être vu, dans certains cas, comme la manifestation d'un héritage antique et le fruit d'une culture populaire il est, dans les œuvres rapportées ici, l'expression d'un moralisme des clercs par le biais de contre-modèles.
✏︎La femme en tant qu'instrument de séduction
Les artistes utilisent l'exaltation de la féminité à des fins précises : la dénonciation de comportements jugés disqualifiés; en effet, il convient de ne pas oublier que l'ensemble de ces sculptures provient d'églises ou d'anciens cloîtres ; les œuvres destinées aux moines sont porteuses de messages édifiants et de connotation morale.
Abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, Loiret.
Tentation de saint Benoît. Ce dernier est assis dans sa grotte de Subiaco (Italie), son « désert » où il s'est retiré. Il médite, mais le diable, sous l'apparence d'un merle voletant près de son visage, tente de le distraire. Le saint fait un signe de croix et l'oiseau s'éloigne. « Peu après, le diable lui ramena devant les yeux de l'esprit une femme qu'il avait vue autrefois et il alluma dans son cœur une telle passion pour cette personne que, vaincu par la volupté, il était prêt de quitter le désert » ( Légende dorée de Jacques de Voragine ).
Abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, Loiret.
« Mais rendu subitement à lui-même par la grâce divine, il quitta ses vêtements, et se roula sur les épines et les ronces éparses çà et là, avec tant de violence que son corps en fut meurtri. Il guérit ainsi par les plaies de sa chair les plaies de sa pensée: il vainquit le péché en déplaçant l'incendie ».
Basilique Sainte-Marie Madeleine, Vézelay, Yonne.
Une belle femme est présentée à Benoît par un démon grimaçant, ailé et hirsute exprimant l'animalité ; la souffrance morale n'apparaît pas chez ce dernier qui, protégé par le Livre brandit sa main droite bénissante afin de faire disparaître l'apparition diabolique.
Abbaye de Nieul-sur-l'Autize, Vendée.
Une autre variante de la femme en tant qu'instrument de séduction et de perdition : une femme, étendue sur un lit, semble attirer par son vêtement un homme une main sur un feuillage.
Eglise de Corme-Ecluse, Charente-Maritime.
Un personnage accroupi, surpris et déconcerté, les mains dans la gueule d'animaux, est surmonté d'une femme voluptueuse étendue sur le côté au milieu de feuillages ; les deux scènes sont à relier : la situation dépendante de l'homme résulte, à n'en pas douter, de l'influence négative exercée par la lascive créature. Il a succombé aux charmes de la belle ....
Eglise priorale de Foussais-Payré, Vendée.
Un couple à l'angle droit de la corbeille se livre à des attouchements sexuels ; à gauche un homme d'église brandit d'une main une croix et de l'autre un attribut du pouvoir.
✏︎ La femme, instrument de stigmatisation de la luxure
La condamnation vigoureuse de la recherche des plaisirs charnels a de tout temps était au centre de la morale chrétienne parce qu'ils empêchent le plein accomplissement spirituel de l'être. À la fornication comme recherche du plaisir, l'Église oppose le mariage et sa fin : la procréation.
On trouve sur les façades, tympans, chapiteaux des images qui vilipendent avec force la luxure et visent à susciter le mépris de la chair. Ce sont le plus fréquemment les dénonciations de la luxure sous la forme des femmes dont les seins sont tétés par des serpents, des crapauds ou des bêtes fantastiques.
Bien que plus rarement, on trouve des hommes luxurieux punis par où ils ont péché, en l’occurence le sexe ; cependant, dans la pensée chrétienne du temps la luxure est un péché inséparable de la femme !!!
Abbatiale de Saint-Jouin-de-Marnes, Deux-Sèvres.
Femme nue dont les seins sont mordus par des serpents.
Ancienne abbaye de Charlieu, Loire
Variante de la luxurieuse en proie aux serpents.
Piédroit du portail, ancienne abbatiale Saint-Pierre, Moissac Tarn-et-Garonne.`
Le thème de la femme luxurieuse, figurée nue, dont les seins sont mordus par des serpents se retrouve ici. Le moine est invité à se méfier de la femme, être presque aussi redoutable que le diable, dont elle demeure souvent l'instrument…
Abbaye Saint-Pierre, Beaulieu-sur-Dordogne, Corrèze.
La très belle représentation de la luxure et de sa condamnation est figurée sur le côté gauche du porche associée à deux autres vices : l'avarice et la gourmandise.
Pour s'élever l'esprit doit s'efforcer de se libérer des passions charnelles. C'est parce que le discours des clercs met constamment en garde contre les plaisirs du corps que luxure, comme d'ailleurs avarice et gourmandise, sont des thèmes souvent abordés dans la statuaire romane.
Basilique Saint-Sernin, Toulouse, Haute-Garonne.
La luxure au féminin : évocation traditionnelle d'une femme nue allaitant deux serpents.
Notre-Dame de Mailhat, Puy-de-Dôme.
Une femme allaite des serpents : une évocation de la luxure. Les reptiles nourris par la femme nue illustrent les passions mauvaises desquelles l'imagier nous dit qu'il conviendrait de se préserver.
Cloître de l'abbaye de Lavaudieu, Haute-Loire.
Une évocation de la luxure avec le femme tétée par des salamandres au lieu de serpents.
Parce qu'elle est à saisir comme une représentation délibérément moralisatrice qui entend toucher le fidèle par une forte et choquante personnification du péché de la chair, la femme tétée par des reptiles se rencontre de la même façon dans la sculpture romane de l'autre côté des Pyrénées.
Chapiteau de portail. Eglise Saint-Martin, Ardentes, Indre.
Femme se débattant au milieu de serpents et de crapauds.
Cathédrale de Gérone, Catalogne.
Dans cette variante ce sont deux femmes dont la poitrine est mordue par des serpents.
Eglise Santa Maria La Real de Sanguesa, Navarre.
La luxure avec la femme tétée par des serpents et un crapaud.
Eglise Santa Maria La Real de Sanguesa, Navarre.
Un énorme batracien tête les seins de la femme lubrique à la longue chevelure, vêtue d'une jupe plissée.
✏︎Des images relevant d'une logique généralisée du modèle et du contre-modèle.
- Pour Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar, Vincent Jolivet, non seulement les autorités religieuses ont produit des images officielles des bons comportements, mais plus encore ce sont ces mêmes commanditaires qui seraient expressément à l'origine des représentations des pratiques qu'elles condamnaient le plus.
- Quel avantage une institution peut-elle retirer de la figuration de ce qu'elle dénonce ? Comment produire des images déviantes sans faire l'apologie de ces mauvais comportements ?
- Au-delà de leur exemplarité les images de contre-modèles ne peuvent être saisies que par référence à des canons, à des modèles strictement définis. Dans la terminologie de nos auteurs " le couple norme-transgression se traduit visuellement par l'opposition entre modèle et contre-modèle " ( 2008, p.64 ).
L'un des moyens les plus usuels retenus par l'Église pour combattre la luxure a été de stigmatiser ce péché capital dans les représentations de l'enfer. Ainsi, la disqualification directe d'un comportement sexuel comme la luxure peut-être signifiée par son châtiment. La femme est ainsi punie par où elle a péché.
Au Moyen Âge les scènes des transgressions sont globalement des images de norme, elles sont là à titre moralisateur. Elles sont produites par les commanditaires dans une logique didactique reposant sur l'image du mal. En un sens de telles figurations feraient partie de l'ordre.
Le maintien de l'ordre passe ici par l'image de ce qu'il ne faut pas faire. L'autorité médiévale estime que les comportements conformes aux valeurs normatives - les modèles - sont plus aisément favorisés par la représentation de ce qu'il n'est pas permis de faire - les contre-modèles. Dans cette perspective l'anormal semble pouvoir renvoyer à la norme édictée par l'Eglise, source majeure des valeurs morales. Dans le contexte chrétien de l'époque où la bonne sexualité ne se mesure pas au plaisir des partenaires, mais à l'union matrimoniale réussie procréatrice ; les images des rapports sexuels condamnés sont érigés en contre-modèles.
A suivre la thèse stimulante de nos auteurs l'image médiévale aurait ainsi la particularité de reposer sur le recours à des modèles et plus encore à des contre-modèles élaborés tous à partir de la norme. On serait ainsi devant une tentative pour représenter la conception chrétienne du bien et du mal à l'aide de catégories nettes. Il apparaît moins difficile de rappeler la conformité par des actions déviantes.
✏︎Un chapiteau singulier : Evocation de Sainte-Eugénie ou la dénonciation du mauvais usage des sens
Vierge romaine, déguisée en homme, elle aurait été accusée d'un crime qu'elle ne pouvait pas commettre en tant que femme. Elle subit le martyre au temps de l'empereur Valérien. Sa "Passion" rapporte qu'au moment d'être livrée aux bêtes, elle put prouver son innocence.
Basilique de VEZELAY, Yonne.
Ayant adopté pour modèle la vie ascétique des Pères du Désert, Eugénie s'enfuit de chez elle et se fait passer pour un homme; revêtant la robe de bure, elle devient moine puis même abbé de son monastère.
Elle figure sur un chapiteau de la nef de l'abbatiale, entourée de son père et d'une femme qui la calomnie en l'accusant d'avoir abusé d'elle et de l'avoir rendue mère. La calomniatrice caresse de sa main gauche sa longue chevelure, lisse et soyeuse, rappelant ainsi la dimension sensuelle attachée à ce geste.
Pour se disculper Eugénie n'a d'autre solution que de faire la preuve qu'elle est en réalité une femme ; c'est pour cela que l'artiste l'a représentée entr'ouvrant son habit dévoilant ainsi les marques de sa féminité. Par ce geste Eugénie prouve sa pureté et peut ainsi innocentée.
Par ce geste de dissimulation d'identité sexuelle opéré initialement par Eugénie il ne faut pas voir une condamnation de la femme et de ses attributs en tant que tels, mais parce qu'ils pourraient relever d'un sensualisme dangereux. Ce n'est pas l'identité sexuelle qui serait ici rejetée mais le mauvais usage des sens qui est dénoncé.
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